L’art policier non conventionnel de Simone Buchholz à son sommet dans ce presque huis clos panoramique, subversion punk et réjouissante du film de casse et de vengeance.
Depuis quelques années (depuis 2008 si l’on tient à être précis), avec la série de romans construits autour de la procureure hambourgeoise Chastity Riley et de sa bande de collègues policiers et d’amis de Sankt Pauli, l’Allemande Simone Buchholz a introduit quelque chose de bien spécifique, me semble-t-il, dans le polar mondial contemporain. Police procedural qui ne se soucie vraiment pas de la résolution d’enquête proprement dite, enchaînement véritablement punk de situations intimes et politiques, galerie intraitable de portraits soumis à la confusion des sentiments et au poids d’une histoire, ancienne ou récente, qui se refuse souvent à simplement passer : à bien des égards, cette série est unique.
Surtout, Simone Buchholz a décidé une fois pour toutes que ses lectrices et ses lecteurs étaient ses complices intelligents : à l’opposé de pratiques honteuses à la Donna Leon – mais sans aller jusqu’à ce point de non-retour, trop d’autrices et d’auteurs succombent aujourd’hui, un peu ou beaucoup, mais toujours trop, à l’envie d’expliquer -, elle manie souverainement l’art de l’implicite, de l’information juste nécessaire (et toujours fournie via une pérégrination ou un détour dotés de leur logique propre), de l’interprétation ouverte et éventuellement variable, bref, de la littérature spéculative dans toute sa splendeur – ce qui reste relativement rare au sein du genre dit policier, David Peace mis à part évidemment – quoique utilisant d’autres moyens langagiers et littéraires, magnifiques, que ceux mis en œuvre avec tant de brio par l’autrice allemande.
Publié en 2019, Hôtel Carthagène, neuvième volume de la série, mais quatrième à partir du reboot partiel, au moment du changement d’éditeur allemand, de Droemer à Suhrkamp, avec Nuit bleue, traduit en février 2024 chez L’Atalante par l’excellente Claudine Layre, constitue sans doute la démonstration la plus aboutie à ce jour de la puissance spécifique de cette série noire-là. Davantage encore que dans Béton rouge ou dans Rue Mexico, que l’on aurait pourtant volontiers cru insurpassables, ces 200 pages, nourries des motifs du film de casse contemporain, de la série « Ocean’s 11/12/13 » à « La Casa de Papel », pour mieux s’en jouer, savent tirer une tension nerveuse exceptionnelle de l’usage de l’implicite, du non-dit et de l’ellipse. Atteignant une étonnante pureté, une concentration optimale, en jouant aussi bien du vrai-faux huis clos dans ce bar panoramique hambourgeois et de la montée inexorable de la rationalité vengeresse de ses flashbacks que de la fièvre intérieure, clinique et alcoolisée, vécue par son héroïne principale (mais jamais seule, au sein de ce grand collectif bizarre et bigarré imaginé par l’autrice) et de la présence salvatrice des métaphores footballistiques développées par les policiers présents (de fait) incognito pour discuter tactique de coup de force et d’échappée devant leurs geôliers. Par bien des aspects, cet Hôtel Carthagène noir et cristallin constitue le sommet à date de l’art si particulier – et si réjouissant – de Simone Buchholz.