M. R. Carey est essentiellement connu en France pour son roman Celle qui a tous les dons, qui s’est même vu adapté au cinéma en 2016. Pour ma part, c’est avec sa trilogie « Rempart » que je l’ai découvert, une excellente série mettant en scène un univers post-apocalyptique dans lequel la flore s’est rebellée depuis longtemps contre les humains, aujourd’hui en passe de disparaître faute de pouvoir renouveler leur patrimoine génétique. Rien à voir toutefois avec Une autre moi-même qui emprunte davantage au fantastique qu’à la science-fiction et qui se déroule à notre époque. La première scène du roman donne le ton, puisqu’on y découvre Liz, une mère de famille divorcée, en train d’être étranglée par son ex-mari après qu’ils se soient disputés pour une banale question d’horaires concernant la garde de leurs deux enfants. Alors qu’elle s’apprête à succomber, Liz va se sentir dépossédée de son corps et envahie par une puissance étrangère à elle-même. Bien que terrifiant, le phénomène a tout de fois le mérite de lui sauver la vie puisque cette force inconnue va lui permettre de faire ce qu’elle n’avait jusqu’alors jamais réussi à réaliser : rendre les coups. Échapper à un féminicide ne signifie pour autant pas la fin des ennuis. La voilà désormais avec une procédure pénale en cours contre son ex-mari (qui n’est visiblement pas prêt de lâcher l’affaire en dépit de la mesure d’éloignement prononcée contre lui), mais aussi des enfants quelque peu traumatisés par l’événement, des frais de justice à payer, et surtout cette présence obscure qui rode dans son inconscient et la pousse à se demander si elle ne perdrait pas les pédales. Quelques séances chez le psy et un peu de méditation plus tard, la bonne nouvelle est qu’elle n’est pas folle. La mauvaise, c’est qu’elle n’est effectivement pas seule, une autre version d’elle-même cohabitant désormais avec elle dans son corps et sa tête. Une version plus remontée, plus violente, et surtout de plus en plus difficile à contrôler. En plus de Liz, il y a aussi Fran, une ado traumatisée par son enlèvement alors qu’elle n’était qu’une enfant par un homme qui l’a séquestrée pendant deux jours et qui la pensait visiblement possédée par une sorte de démon. Or, il se trouve que Fran aussi n’est pas toute seule, elle est accompagnée de Dame Guigne, une renarde-chevalière imaginaire qui tente de la protéger de ce que son inconscient pourrait bien faire remonter de ces heures de terreur passées dans la chambre d’un hôtel miteux en compagnie de son ravisseur.
Le pitch est alléchant et le récit carrément à la hauteur. On dévore le roman comme un véritable page-turner tant la curiosité est forte de comprendre les tenants et aboutissants des transformations vécues par Liz et la nature des troubles qui assaillent Fran. L’histoire alterne entre le récit de l’une et de l’autre, le trait d’union entre leurs deux parcours étant Zac, fils de la première et copain de lycée de la seconde. Figurent aussi au casting de cette histoire peu banale Molly, sœur de Zac et petite fille pleine d’énergie et d’imagination, mais aussi Marc, le fameux ex-mari violent qui n’éprouve visiblement aucun remords, ou encore le docteur Southern, psychiatre s’intéressant depuis des années au cas de Fran. Outre l’originalité de son scénario, le roman séduit aussi par la tension permanente que l’auteur parvient à entretenir dans le récit. Il faut dire aussi que, qu’il s’agisse de l’ex-mari bien décidé à passer à l’acte, du féroce double qui hante la tête de Liz ou de Bruno Picota, le kidnappeur frappadingue de Fran, ce ne sont pas les menaces ni les sources d’angoisse qui manquent ! On s’attache très vite à ces deux femmes très différentes mais qui ont toutes deux subi des violences qu’elles ont été impuissantes à endiguer et qui les ont laissées vulnérables. La question des violences faites aux femmes en général, et des féminicides en particulier, est évidemment au cœur de la réflexion de M. R. Carey qui n’a décidément pas son pareil pour tirer parti du prisme de l’imaginaire pour parler des sujets qui traversent nos sociétés occidentales (c’était déjà assez marquant dans la trilogie « Rempart »). Le sujet est traité avec un mélange de crudité et de pudeur et acquiert ainsi une grande puissance, l’auteur se montrant en effet très clair sur les séquelles des violences endurées par Liz, que ce soit pour elle ou pour ses enfants, le tout sans pour autant jamais tomber dans la surenchère ou le voyeurisme. La grande force du roman vient aussi du fait que l’horreur grandissante que l’on éprouve au fur et à mesure de l’évolution du récit tient moins à la dépossession dont est victime Liz qu’à la banalité et plausibilité de la violence à laquelle elle a été confrontée.
Une autre moi-même est un page-turner nerveux qui relate le combat de deux femmes, chacune aux prises avec des émanations fantômes tapies dans leurs inconscients nées du traumatisme causé par la violence d’homme. Construit sur un pitch original et porté par des protagonistes touchantes, le roman séduit autant par la façon astucieuse avec laquelle l’auteur a choisi d’évoquer la question des violences faites aux femmes que par sa capacité à sans arrêt relancer la curiosité du lecteur et raviver la tension qui imprègne l’ensemble du roman. Glaçant mais aussi revigorant !