Au début du XXIIème siècle, les progrès en ingénierie biologique et en animation suspendue ont permis de surmonter la fragilité intrinsèque du corps humain face aux contraintes du voyage spatial de longue durée et aux environnements hostiles – selon de nombreux critères – qui peuvent affecter les nombreuses exoplanètes déjà identifiées. Il est donc devenu possible d’envisager leur exploration détaillée, petit à petit, par des vols spatiaux habités. L’un d’eux, dont fait partie la narratrice Ariadne O’Neill, ingénieure de vol, a pour mission de scruter quatre planètes et d’en dresser le bilan provisoire en attendant, le moment venu, de nouvelles instructions. Au cours de leur travail, totalement absorbés par leurs expériences scientifiques, leur passion et leur curiosité insatiable, ils tardent à réaliser que, à l’autre bout de la ligne, sur la Terre où bien des années se sont écoulées depuis leur départ, plus personne ne communique avec eux… Les voilà ainsi confrontés à des choix particulièrement drastiques, pour eux-mêmes comme pour, peut-être, l’humanité toute entière.
Publiée en 2019, traduite en français en 2020 par Marie Surgers à L’Atalante, la remarquable novella Apprendre, si par bonheur… (dont le titre reprend un bref extrait du message enregistré par le secrétaire général de l’ONU de l’époque à bord de la sonde Voyager, en 1977) était nominée dans sa catégorie pour le prix Hugo 2020. Comme Kim Stanley Robinson (dont le magnifique Aurora de 2015 partage plusieurs questionnements avec cette exploration spatiale-ci), Becky Chambers n’apprécie guère les étiquettes conçues par les fans, les éditeurs ou certains critiques pour distinguer des micro-domaines à l’intérieur des sous-genres au sein de la science-fiction : c’est donc à son corps défendant qu’elle incarne depuis quelques romans une tendance contemporaine désignée selon les moments comme « SF positive », « hopepunk » ou « solarpunk ».
Plus fondamentalement sans doute, un texte tel que Apprendre, si par bonheur… nous propose subrepticement de travailler, comme ne le font pas beaucoup, justement, d’œuvres contemporaines de science-fiction, le statut politique et humain de la science (dans ses dimensions de soif de savoir et de curiosité – le Iain M. Banks de La Sonate Hydrogène n’est pas si loin – comme dans ses dimensions proprement politiques – où l’on rejoindrait alors plutôt le type d’expérience de pensée conduite par Kim Stanley Robinson, justement, dans sa « Trilogie climatique »). On est loin ici des simples effets de technique ou de techno-nostalgie dont trop de romans actuels ou récents se satisfont (comme nous l’avions évoqué sur ce blog à propos du Voyage de Stephen Baxter, par exemple).
Comme le souligne très justement Alice Carabédian dans son récent et si tonique Utopie radicale : « Avec Chambers, nous partons dans les étoiles pour le plaisir de la rencontre ».
Ayant introduit avec une certaine malice un mode de financement participatif de la non-conquête spatiale à long terme, et ainsi notamment débarrassée de la sorcellerie capitaliste, comme le diraient Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, ou moins directement, le Aaron Bastani de Communisme de luxe, l’autrice peut ainsi déployer dans ce bref space opera (où le mot galvaudé reprend ainsi tout son sens) une tonalité bien particulière, et pour tout dire aujourd’hui assez rare.
On dit parfois : « Si nous n’avions découvert qu’une seule espèce nouvelle, ça nous aurait suffi. » C’est ce que j’avais dit sur Aecor. Sur Mirabilis, rien ne suffisait jamais. Toutes nos découvertes, toutes les heures passées entre les draps de quelqu’un d’autre, toutes les conversations, les collaborations, les panoramas nouveaux, tout me donnait envie d’en engranger encore plus. Sur cette planète, nous étions vivants. Nous étions des rois sans ennemis, des enfants libérés de la contrainte du temps.
Nous aurions dû nous méfier. Quand on étudie l’univers, on le sait bien : on n’échappe pas à l’entropie.