Une prière pour les cimes timides démarre alors que Dex et Omphale quittent la forêt pour rejoindre les routes, et grâce à elles, la société humaine, qu’Omphale découvre et confronte. Si la première novella mettait en scène le départ de Dex et sa rencontre avec Omphale, ainsi que l’exploration des raisons de son départ de la société humaine et de sa démission de son travail qui ne faisait plus sens pour lui, ce deuxième volume traite de son retour en compagnie d’Omphale. Les deux personnages se trouvent alors mis sous le feu des projecteurs, l’arrivée d’un robot chez les humains en plusieurs siècles de silence captant toutes les attentions et suscitant nombre de questions, de leur part comme de celle d’Omphale.
Ce dernier devient alors un personnage littéralement candide qui découvre le monde des humains à travers un regard à la fois complètement neuf, les robots n’ayant pas côtoyé les humains depuis plusieurs siècles, et totalement en dehors des codes sociaux humains de par sa nature et des us sociaux des robots.
La novella de Becky Chambers mobilise donc le topos de l’explorateur candide, mais sous le jour de l’étranger radicalement différent qui pose des questions sur le mode de vie des humains, leur organisation sociale, et leurs valeurs. Cela permet à Becky Chambers de décrire plusieurs communautés au sein de Panga, qui ne suivent pas toutes les mêmes règles. Ainsi, dans les zones côtières, il existe plusieurs groupes d’humains qui se servent le moins possible de la technologie, puisqu’elle constitue pour eux le début d’une « pente savonneuse qui mène tout droit à un retour de l’ère des usines ». Ils se sont donc tournés vers les usages préindustriels pour préserver la nature et empêcher l’avènement de l’automatisation. Le monde imaginé par Becky Chambers n’est ainsi pas uniforme dans son approche de l’époque postindustrielle
La naïveté et l’ignorance d’Omphale rejaillissent souvent dans les dialogues et servent l’humour du récit. Cependant, les dialogues constituent aussi des moments particulièrement touchants. Ils montrent la beauté de l’amitié qui unit Dex et Omphale, l’empathie qu’ils éprouvent l’un envers l’autre, ainsi que la gentillesse et la bienveillance dont ils font preuve. Les deux personnages se donnent mutuellement du sens, puisque Dex aide Omphale à comprendre les humains et leur environnement, tandis que la présence du robot permet à Dex d’avoir un point fixe dans son existence.
« Rien ne nous oblige à nous séparer. Rien ne nous oblige à aller là où on n’a pas envie d’aller, ni à faire ce dont on n’a pas envie. » […] « Tu es la rencontre la plus bizarre, la plus inexplicable de ma vie. La plupart du temps, tu me fais tourner en bourrique. Tu dégoises des trucs que je ne comprends pas. » […] « Mais ce qu’on fait, là, ensemble, c’est le premier truc dans ma vie sur lequel je n’ai aucun doute. » Iel déglutit. « La plupart du temps, tu es mon point fixe. »
— Sur le moment, je n’en savais rien, et je n’en sais toujours rien. Mais une chose est sûre : tu m’aides. Tu m’aides à comprendre. Ta simple présence m’aide.
— Alors, nos réponses sont identiques. Moi non plus je ne sais pas. Mais tu m’aides, frœur Dex, mieux que personne. » […]
Ce dialogue entre les deux personnages, que je trouve extrêmement touchant, montre le lien particulièrement fort qui unit froeur Dex à Omphale. Il montre qu’ils sont devenus inséparables depuis leur première rencontre, comme en témoigne l’anaphore de « rien » suivi de négations du verbe « obliger », appliqué au « nous » qu’ils forment tous les deux. Plus que ce qu’ils font lorsqu’ils sont réunis, c’est le fait d’être ensemble qui donne du sens à leurs deux vies, ce qui transparaît dans l’omniprésence du pronom « tu », qui rythme le dialogue mais surtout met en évidence ce qu’ils s’apportent l’un à l’autre, puisqu’ils s’aident mutuellement et deviennent des « points fixes ». Ainsi, Dex, qui faisait face à une perte drastique de sens dans sa vie, qui s’était d’ailleurs accentué avec sa carrière de moine du thé, en trouve un véritable dans la compagnie d’Omphale. Ce dernier met en évidence dans un superlatif, « tu m’aides mieux que personne », l’apport de Dex à sa vie présente parmi les humains qu’il ne comprend pas toujours. De cette incompréhension découlent d’ailleurs des situations cocasses qui font partie de l’humour du récit.
L’humour [...] réside dans le comique de situation, puisqu’Omphale félicite Dex pour ses aventures nocturnes, mais aussi dans le comique de mots, les termes employés par le robot étant d’une neutralité à toute épreuve, créant ainsi un décalage pour le moins singulier.
Parmi les éléments constituant la société humaine que découvre Omphale, on peut par exemple évoquer le système de transaction et d’échange basé sur des galets, qui permet de rendre compte de ce que les individus apportent à la société.
Omphale tient à comprendre le monde qu’il découvre de jour en jour, et combien Dex tient à lui en expliquer le fonctionnement. Les dialogues des deux personnages constituent alors pour Becky Chambers l’occasion de transmettre des informations sur son univers fictionnel à son lecteur. Ils servent alors de segments didactiques qui permettent de comprendre comment l’utopie des humains fonctionne, mais aussi sur quelles valeurs elle s’appuie.
Le système des galets n’est pas d’ordre capitalistique, puisque ce n’est ni une monnaie, ni un capital, mais une méthode d’enregistrement des échanges prend en compte la totalité des formes et des types de travail, sans exclure les professions artistiques et culturelles, l’artisanat, ou la maintenance technique par exemple. Cela transparaît dans la vision du travail de Dex, qui est extrêmement large, ce qui est visible dans la périphrase « quelque chose qui implique du savoir-faire, du travail, ou de l’effort », qui permet de désigner la quasi-totalité des manières de travailler. Ainsi, aucune profession ni aucun type de service ne se trouve discriminé par ce système, qui permet alors à chaque individu de subvenir à ses besoins. La « fermière » et le « musicien », dont les activités diffèrent radicalement, sont alors mis sur le même plan, parce que leur travail bénéficie à leur communauté.
Le système des galets s’articule à un mode économique qui n’est plus celui de la croissance, de l’emploi, des entreprises, et par extension, de la compétitivité, mais à une économie qui met en valeurs les liens entre les différents individus qui font société. Elle favorise l’entraide et le partage des services et des ressources, et non la monopolisation par une classe dominante au détriment d’une classe dominée, ce qui permet des rapports sociaux bien plus égalitaire, mais aussi la reconnaissance de l’apport de chaque personne à la collectivité. Ce mode d’entraide contribue alors à la constitution et au maintien de l’utopie des humains, puisque la monnaie et sa capitalisation disparaissent au profit d’un système de comptage qui permet d’observer qui contribue au bien être de tous, et si ce n’est pas le cas, pourquoi. Les personnes qui ne travaillent pas ne sont ainsi pas traitées comme des parias, des parasites, qu’il faudrait surveiller et stigmatiser pour qu’elles se mettent enfin au travail parce que tout ce qui compte, c’est de ne pas être fainéant et de la volonté (ce qui est somme toute le discours libéral que nous connaissons), mais comme des personnes qui ont sans doute des raisons légitimes d’être inactives, et qu’il faudrait alors sans doute aider. Une prière pour les cimes timides traite ainsi de l’entraide sur la plan du groupe formé par Omphale et Dex, mais aussi de ses bienfaits à une échelle macrostructurale, celle de la société .
Une prière pour les cimes timides est une novella de science-fiction de Becky Chambers qui fait suite à Un psaume pour les recyclés sauvages. L’autrice met en scène le retour de Dex et d’Omphale à la civilisation humaine, que le robot découvre pour la première fois. Le voyage des deux personnages au sein des différentes communautés et les questions d’Omphale nous permettent de découvrir l’utopie constituée à l’ère postindustrielle, qui rejette la monnaie et sa capitalisation et s’appuie sur un système qui rend compte et valorise toutes les formes de travail sans discrimination ou hiérarchisation.
Au-delà de la découverte des rouages (sans mauvais jeu de mot) de la présence humaine sur Panga, la relation d’amitié profonde, pleine d’empathie et de compréhension mutuelle entre Dex et Omphale, m’a énormément touché.
Je vous recommande vivement Une prière pour les cimes timides !