Maître des djinns prend place dans un Caire uchronique, dans le même univers que les récits L’Étrange affaire du djinn du Caire et Le Mystère du tramway hanté. Des références au premier sont d’ailleurs présentes dans le roman, sans que sa lecture soit nécessaire à sa compréhension, mais peuvent être utiles pour mieux saisir certains enjeux de l’intrigue.
Pour rappel, l’uchronie est le récit d’une histoire alternative à partir d’un point de divergence avec notre réalité.
Le roman s’inscrit donc dans un intertexte interne à l’œuvre de l’auteur. P. Djèlí Clark mobilise aussi une intertextualité externe de manière explicite, avec un tacle adressé aux « mauvais romans français », qui désignent la tendance à l’orientalisme, c’est-à-dire à l’exotisation de l’Orient au XIXème, perçu de manière fantasmée, dans certaines œuvres littéraires et picturales. Ce tacle lui permet de se démarquer de la volonté exotisante et altérisante qui émane de l’esthétique de ces œuvres. Une autre référence littéraire du roman de P. Djèlí Clark est le recueil de contes Les Milles et une nuits, qui revêt une importance capitale dans la compréhension du surnaturel, en plus de constituer une base culturelle commune aux personnages du roman. L’auteur adresse également quelques clins d’œil à un certain roman de J. R. R. Tolkien, mais je ne vous en dirai pas plus.
Pour ne pas sombrer dans l’exotisme orientalisant, l’auteur mobilise une forme de multilinguisme, que l’on peut définir comme « défini comme le fait qu’une langue soit traversée par plusieurs autres, sans rapport de domination ». L’écrivain et philosophe Édouard Glissant écrit par exemple que « la langue qu’on écrit rencontre toutes les autres » dans une interview donnée au journal Le Monde. Ainsi, le roman comporte des mots arabes (wallahi, jellabiya, aywa, setti, ahwa…) qui apparaissent dans la narration ou les dialogues, ce qui permet de montrer le lieu de l’intrigue, dans sa spécificité linguistique et culturelle (l’auteur déclare notamment dans les remerciements qu’il a fait des recherches sur le langage). Cet ancrage linguistique marque l’ancrage culturel du Caire et la documentation de l’auteur, qui permet de rendre l’univers fictif tangible.
L’univers du Maître des djinns est technomagique, c’est-à-dire qu’il mêle surnaturel magique et technologique. Si vous souhaitez en apprendre plus sur les différents modes de fonctionnement de la technomagie en Fantasy, je vous recommande la lecture de cet article. Dans le roman de P. Djèlí Clark technomagie provient d’une porosité entre le monde des humains et celui des djinns, appelé le Kaf, grâce à l’alchimiste soudanais al-Jahiz, qui a provoqué une brèche entre les deux mondes et changé le monde à jamais. Ce bouleversement a donné naissance à une locution figée, c’est-à-dire une expression courante, « Merci Al Jahiz », plus ou moins ironique en fonction du contexte dans lequel elle est prononcée, et qui vise à évoquer l’aspect miraculeux de l’émergence du surnaturel.
« Je garderai un œil sur eux, se contenta-t-il de dire. Merci, al-Jahiz. »
Fatma répondit d’un hochement de tête à l’adage populaire cairote – évoquant avec louange, sarcasme ou colère le mystique soudanais depuis longtemps disparu. Celui-là même qui, une quarantaine d’années plus tôt, avait ouvert une brèche dans le Kaf, l’outre-royaume des djinns. Fatma avait beau être née dans le monde qu’al-Jahiz avait laissé derrière lui, cela n’en restait pas moins vertigineux par moments.
Cette expression montre le « vertige » provoqué par l’émergence du surnaturel magique, qui continue d’émerveiller (ou de terrifier) les humains. L’arrivée des djinns a par ailleurs provoqué l’apparition d’autres créatures, à l’instar des anges, ou plutôt des créatures qui se présentent comme telles et vivent dans des corps mécaniques. L’Égypte voit également ressurgir ses anciens dieux, tels que Sobek ou Sekhmet, qui seraient « non pas morts mais inhumés dans des sarcophages colossaux, à l’instar des pharaons d’antan », ce qui peut rappeler d’autres créatures très anciennes dont l’adage dit « N’est pas mort ce qui à jamais dort/Et au fil d’ères étranges peut mourir même la mort ».
L’auteur dépeint des éléments surnaturels technomagiques, tels que les « eunuques chaudières », qui sont des automates utilisés pour assurer le service des humains, le « cerveau » mécanique du ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités surnaturelles, qui donne vie au bâtiment, ainsi que les tramways et les fiacres autonomes.
La magie des djinns a permis à l’humanité d’accomplir des progrès technologiques considérables équivalents à celle de la Révolution Industrielle. Cela a permis à l’Égypte de devenir une superpuissance indépendante des puissances coloniales européennes, Grande Bretagne et France en tête. L’apparition de la magie a donc bouleversé la géopolitique, puisqu’une puissance colonisée s’est imposée à ceux qui voulaient s’accaparer les richesses de son territoire et s’est érigée comme leur égal. Le début de XXème siècle que dépeint P. Djèlí Clark s’avère donc profondément différent de notre réalité, puisque les entreprises coloniales se voient freinées par la magie. Cependant, certaines puissances européennes prennent contact avec les forces surnaturelles présentes sur leur territoire, à l’instar de l’Allemagne, qui a pactisé avec les gobelins, par exemple.
L’émergence de la magie provoque un réenchantement du monde au sens littéral (on note par ailleurs que le réenchantement du monde est l’une des vocations esthétiques premières de la Fantasy). En effet, l’apparition des djinns permet aux humains de renouer avec leur folklore, puisque les vieux contes et les légendes permettent d’en apprendre plus sur les djinns et les autres peuples surnaturels, d’interpréter leurs pouvoirs et de comprendre leur histoire. Les djinns disposent aussi de leur propre culture et de leurs propres contes, qui revêtent une certaine importance dans le roman.
[…] elles avaient toutes deux lu Les Mille et Une Nuits.
L’Égypte raffolait de ces contes depuis des siècles. Suite au retour des djinns, ils faisaient désormais figure de traités, décortiqués par les universitaires qui s’efforçaient de démêler les faits réels de la fiction. Si les deux agentes peinaient à établir un lien entre ces fables et leur enquête, elles ne pouvaient en aucun cas négliger une piste potentielle.
Ainsi, les contes, objets de littérature et de divertissement, se sont vus requalifiés en « traités » qui permettent de rationaliser la magie et son mode de fonctionnement. La science, de même que les forces de l’ordre, s’empare donc du folklore et des légendes afin d’interagir avec les djinns de la meilleure manière possible. L’étude de la magie passe donc par un examen de sa dépiction littéraire afin de cerner le fonctionnement de ses tenants, afin de pouvoir communiquer avec les djinns, mais aussi, dans certains cas, de les asservir.
Maître des djinns, comme son titre l’indique, traite de la question du contrôle de l’être humain sur les djinns (hé oui). L’intrigue du roman s’articule autour d’un supposé retour d’al-Jahiz, vraisemblablement capable de soumettre les djinns à sa volonté, ce qui les dépossède de leur libre arbitre. Sans rentrer dans les détails, on observe que certains artifices peuvent permettre de soumettre des forces surnaturelles pour accomplir des prouesses au détriment de celles-ci, qui sont alors aliénées par le pouvoir humain. Ainsi, si la Surnature est bien plus puissante que l’être humain, puisque certains djinns peuvent anéantir des villes entières en un tour de main, celui-ci peut tenter d’exploiter leurs pouvoirs. Le roman pose alors la question de la manière dont peut (ou même doit) s’effectuer une cohabitation entre les deux mondes, sans que les uns soient soumis aux autres, malgré la dangerosité de certains individus.
Les clients fixaient bouche bée ce que l’un des gamins tenait à la main : une bouteille antique d’où se déversait une fumée vert vif plus abondante que le maâssel enchanté. Les arabesques formèrent une masse solide qu’aucune illusion n’aurait pu créer. Au cœur des volutes qui se dissipaient se dressait à présent un géant bien vivant, à la peau couverte d’écailles émeraude et à la tête couronnée de cornes d’ivoire, lisses et recourbées, qui frôlaient le plafond. Il était vêtu d’un simple pantalon blanc bouffant, retenu à la taille par une large ceinture d’or. Sa poitrine massive se soulevait et s’abaissait au rythme profond de sa respiration. L’être ouvrit ses trois yeux – aussi étincelants que trois petites étoiles éblouissantes.
Le roman de P. Djèlí Clark montre que malgré la libération de l’Égypte, le racisme des Européens vis-à-vis des Égyptiens subsiste, comme peut le montrer dont font preuve les Critanniques avec lesquels Fatma interagit. P. Djèli Clark montre par ailleurs les dynamiques racistes à l’intérieur de l’état, avec par exemple le fait que les populations égyptiennes puissent rejeter les populations noires tels que les Nubiens par exemple.
Le progrès technologique s’accompagne par ailleurs d’avancées sociales, avec le fait qu’un mouvement des suffragettes, écho aux mouvements réels qui ont eu lieu en Europe au XXème siècle, soit parvenu à obtenir le droit de vote pour les femmes égyptiennes. Les femmes revendiquent donc l’égalité avec les hommes, ce que montre d’une part les évocations de la « Sororité Féministe Égyptienne », mais aussi le personnage de Fatma el-Sha’arawi, inspectrice du ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités surnaturelles et personnage principal du récit.
— Vous ! Vous n’avez rien à faire ici ! C’est une scène de crime !
— D’où les cadavres », rétorqua-t-elle.
Il la dévisagea en clignant bêtement des paupières, et elle soupira. Elle trouvait toujours agaçant de gâcher un bon sarcasme. Elle exhiba son badge : le jeune agent loucha tour à tour sur l’identification puis sur sa détentrice, et ouvrit de grands yeux ronds.
« C’est vous ! »
À la longue, Fatma avait fini par saisir les différentes significations possibles de cette exclamation. C’est vous, la Sa’idi basanée sortie de sa cambrousse. C’est vous, la femme qui n’en a pas l’allure et que le ministère a nommée agente spéciale – et affectée au Caire, qui plus est. C’est vous, l’étrange enquêtrice en complet occidental. Et d’autres parfois moins polies.
Cet extrait caractérise le personnage de Fatma el-Sha’arawi. Elle est ainsi dotée d’un certain sens de l’humour, qui rejaillit dans ses sarcasmes, mais aussi d’une solide clairvoyance vis-à-vis de ses pairs, ce que montrent ses multiples interprétations possibles de l’exclamation « C’est vous ! », qu’elle développe en s’appropriant le discours de son interlocuteur. Elle met alors en évidence le sexisme et le mépris de classe à l’œuvre au sein de sa corporation, et par extension, dans l’entièreté de la société. Le roman traite par ailleurs des relations queer, puisque Fatma prend garde à ne pas dévoiler sa relation amoureuse avec Siti, sa compagne et acolyte lors de ses enquêtes.
Maître des djinns est le premier roman de P. Djèlí Clark. Il se déroule dans un monde de Fantasy uchronique dans lequel les djinns ont pu pénétrer dans le monde des humains grâce aux expériences du savant et mage al-Jahiz, qui a ouvert une brèche dans le Kaf, le royaume au sein duquel ils résident. L’ouverture du Kaf a provoqué le réenchantement du monde, mais aussi l’émergence de crimes liés au surnaturel.
Fatma el- Sha’arawi, inspectrice au ministère de l’Alchimie, des Enchantements et des Entités surnaturelles, enquête sur des meurtres de dignitaires britanniques vraisemblablement liés à un retour supposé d’al-Jahiz. Le Caire devient alors une poudrière prête à exploser à tout instant.
J’ai beaucoup aimé ce roman, et je vous le recommande !