Les chroniques du Grimnoir forment donc un savant mélange de fantasy, d’uchronie, de dieselpunk et de teslapunk. Oulah, vous allez me dire, ça ne commence pas à faire un peu beaucoup ? Sauf que l’auteur parvient à maintenir une cohérence dans toute cette richesse sans devoir recourir à plusieurs postulats à la fois. L’idée de base est que la magie n’est pas d’origine terrestre, contrairement à la plupart des œuvres de fantasy qui voudraient que celle-ci provienne de la nature ancestrale et constitue donc l’antithèse de la science (on ne sait pas en revanche si la magie des récits mythologiques ou folkloriques a bel et bien existé ; il est certes fait mention d’une « mauvaise magie » à un moment donné, mais il semblerait qu’il s’agisse en fait de celle écrite). À l’aube du XIXe siècle, un symbiote extraterrestre est donc venu sur la Terre et a modifié les gènes de différents individus de sorte qu’ils possèdent désormais des facultés uniques : maîtriser le feu, le froid, invoquer des guérisons ou des maladies, parler aux animaux… Le nombre de pouvoirs est extrêmement généreux, sans pour autant faire des héros des dieux, et il faut bien se rappeler qu’ils sont limités à un par personne… Quand bien même des ponts sont possibles entre eux. De même, comme on finira par s’en apercevoir, il est possible de transférer une part de sa magie dans des objets ou des écritures. Si comme moi vous êtes fascinés par les classifications de toutes sortes, que vous aimez les établir puis jouer avec pour brouiller les codes, vous ne pourrez donc qu’être séduits par cet aspect du livre.
Un autre aspect franchement ludique est l’idée de réécrire l’Histoire moderne en imaginant que la magie ait eu un impact sur des choses ayant vraiment eu lieu. Ainsi Einstein a pu développer sa prodigieuse intelligence grâce à un élargissement de ses facultés mentales ou bien les famines de l’Oklahoma ont été dues à un dérèglement climatique causé par des mages tentant justement d’améliorer la météo. Ce qui laisserait supposer que la seule différence entre notre monde et celui-ci serait que chez nous la magie serait restée secrète… Un aspect de l’histoire qui ne saute pas tout de suite aux yeux mais s’avère lui aussi vertigineux.
Ce que j’aime finalement le plus dans ce livre, c’est que l’auteur imagine comment la découverte de la magie aurait pu impacter la civilisation moderne sur absolument tous les plans : Histoire, politique, stratégie, criminalité, technologie, économie… Si certains détails paraissent assez hasardeux (Hitler fusillé en 1929 ? Freud mort d’une overdose de cocaïne ? Je vois assez mal la relation de cause à effet), d’autres en revanche sont tout simplement brillants : mus par leur intelligence surhumaine, certains pratiquants ont pu ainsi accélérer le développement des sciences et faire fructifier le commerce des dirigeables au point qu’ils en deviennent omniprésents. De la même manière, Tesla a pu parachever son célèbre rayon de la mort, ce qui a d’ailleurs donné la victoire des US lors de la Première Guerre Mondiale (qui s’est avérée bien, bien plus sanglante que dans notre monde à nous — on notera que si des zombies y entrent en scène, ils changent fortement de l’ordinaire car ils ne sont pas contagieux et encore moins inhumains, bien au contraire). New York règne donc sur le monde, plus tentaculaire que jamais, dans un début des années 30 aussi fascinant que dangereux. Car la magie n’est pas toujours souriante : en effet, au Japon, le fascisme est toujours présent, bien que Hirohito soit éclipsé par l’Imperium, une organisation toute-puissante dirigée par un président aussi impitoyable qu’invincible. Pour se préserver de celui-ci, des savants ont mis en place une société secrète, chargée de déjouer ses plans : le fameux Grimnoir.
Autant vous dire que vous allez être ballottés durant ces 475 pages : l’auteur vous fait traverser le monde entier, par flash-backs, voyages ou au détour d’une citation, qu’il s’agisse de la France, de l’Inde, de la Micronésie ou du Japon ! Certes, c’est toujours américano-centré, mais il n’empêche, on a tout de même là un univers exploité dans ses moindres détails, ses moindres contrées et ses moindres évènements.
Alors, bon…*
C’est bien joli, me diriez-vous, mais qu’en est-il du reste ? Eh bien, ça pourra désarçonner les plus intellectuels d’entre vous. Larry Correia ne prétend pas traiter de grands thèmes en profondeur, mais offrir tout simplement du divertissement ; ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas un excellent divertissement. S’il lui arrive d’évoquer les pires horreurs du XXe siècle (et quelles répercussions supplémentaires aurait son système de magie dessus), c’est toujours avec respect, et souvent pour approfondir le passé et la psychologie de ses personnages. Ceux-ci de la même manière pourront en faire accrocher certains et en rebuter d’autres. Ils reprennent pour la plupart les archétypes du Comics et du Pulp, devenant ainsi assez codifiés et classiques, mais n’en sont pas pour autant dépourvus d’âme. En effet, là où un film comme Captain Sky va pousser à fond tous les curseurs de l’hommage sans souci de finesse ou de cohérence, l’auteur sait garder un certain recul dans ses inspirations, évitant ainsi de forcer le trait. Étant donné que j’adore Les aventuriers de l’arche perdue, on ne va pas faire un poids deux mesures : j’ai totalement adhéré !
Et pour ce qui est du style, désolé pour l’expression un peu trop start-uppesque, mais celui-ci aussi est utilisé dans le but de « maximiser le divertissement » : immersif, direct, prenant, il contribue par des phrases simples et nombre de locutions d’argot à recréer l’ambiance de toute une époque ainsi qu’à instaurer un climat d’action permanente. On assiste avec ce bouquin à un joli page-turner : les rebondissements s’enchaînent avec humour et sans temps morts, tout en prenant soin de ne pas prendre le lecteur pour un imbécile.
Reste bien entendu une dernière crainte vu les orientations politiques de l’auteur, à savoir un sous-texte redneck bas-du-front conservateur et ultra-capitaliste. Mais il évite soigneusement tous les pièges dans lesquels je pensais qu’il tomberait : les Japonais ne sont pas systématiquement des monstres assoiffés de sang, et les milliardaires ne sont pas nécessairement des exemples en termes de mérite ou de moralité. S’il ne cache pas un certain liberalisme, c’est une vision du monde qu’il n’impose pas, et il n’a pas à être discriminé là-dessus dans une critique se voulant un tant soit peu objective.
Conclusion
Magie brute est donc à prendre pour ce qu’il est : certes du divertissement, mais un grand moment de divertissement, passionnant et spectaculaire, laissant aussi bien des rêves que des cauchemars à un lecteur émerveillé. Qu’il s’agisse du style, de l’univers ou des personnages, Larry Correia se montre généreux de partout sans perdre les pédales, et c’est pour moi le signe d’un grand talent que je retrouverai avec beaucoup de plaisir. Après, je dis ça, c’est pour votre culture…