Dans leur volonté de mettre en avant des voix francophones de l’imaginaire, les éditions L’Atalante traversent l’Atlantique pour visiter la Belle Province. Après Faunes de Christiane Vadnais en début d’année, voici maintenant Méduse de Martine Desjardins. L’autrice de La Chambre Verte nous invite cette fois à suivre l’histoire d’une jeune fille jetée en pâture à de libidineux bienfaiteurs dans un institut aussi mystérieux qu’inquiétant… Mais cette jeune fille, Méduse, n’est pas comme les autres…
Affublée depuis sa naissance de globes oculaires qualifiés de monstrueux, Méduse n’a jamais connu l’amour, ni de ses parents ni de ses sœurs et encore moins celui d’un hypothétique prétendant. Devenue beaucoup trop encombrante pour les siens, elle est emmenée après un énième incident à l’Athenæum, un institut pour jeune fille tenue par une directrice particulièrement stricte qui fait tout pour satisfaire les « bienfaiteurs » de son établissement. Celui-ci n’est en rien un refuge ou une école, mais bel et bien une sorte de maison close où des « protégées » aux attributs grotesques doivent satisfaire les extravagantes envies des hauts dignitaires de la ville toute proche. Ses pouvoirs grandissants avec le temps, Méduse devient la plus recherchée des concubines. Mais en secret, celle-ci ne rêve que de s’échapper…
De façon complètement transparente, Méduse renvoie à la Gorgone de la mythologie grecque capable de pétrifier les hommes qui croisent son regard.
Si Martine Desjardins assume pleinement cette filiation, et même si le surnom de la jeune fille lui vient tout d’abord d’une comparaison douteuse avec l’animal marin du même nom, c’est pour mieux moderniser le mythe et le mettre en phase avec un sujet actuel, celui de la place du corps de la femme dans la société. Sous la forme d’un conte rapporté directement par la principale intéressée, le roman dégage une noirceur à la fois délicieusement surannée et délicatement moderne.
Sauf qu’ici, le monstre n’est pas celui que l’on voudrait faire croire.
On est toujours le monstre d’un autre.
En réalité, nous allons suivre la vie terriblement triste et douloureuse de Méduse qui est non seulement perçue comme une abomination mais également comme un objet, celui du désir des hommes.
La vision de la gente masculine n’a ici rien de reluisante, c’est une plongée cruelle que nous propose Martine Desjardins dans ce que les hommes font des femmes et ce que les femmes, à leur tour, peuvent faire aux femmes.
C’est au cœur du sinistre Athenæum que se déroule le roman et où Méduse découvre petit à petit l’étendue de ses dons. Rongée par la honte qu’il lui a été inculqué depuis sa plus tendre enfance, la jeune fille reste prisonnière du regard des autres et, bien sûr, de celui des hommes qui la possèdent à tour de rôle lors de rendez-vous pour le moins malaisants.
L’écriture méticuleuse de Martine Desjardins parvient parfaitement à restituer l’atmosphère onirique du conte tout en y mêlant un soupçon de réalisme qui fait froid dans le dos. Méduse devient page après page une histoire universelle qui fascine autant qu’elle répugne, entretenant jusqu’au bout le mystère sur la véritable nature des Affrosités de son héroïne, tout en faisant remonter à la surface l’injustice de l’héroïne face à des hommes qui l’avilissent et la torturent encore et encore. Pour briser le joug, l’autrice convoque la puissance de l’enseignement et des livres mais aussi la prise de conscience de ses propres possibilités, ouvertes sur le monde et qui rendent aux monstres leur vrai visage, enfin.
Nicolas Winter