Pépite de la rentrée littéraire des indépendants, Méduse, de l’autrice québécoise Martine Desjardins (Éditions L’Atalante), transpose le mythe en conte gothique et féministe à l’atmosphère sombre et unique. Un superbe roman qui explore la honte et le dégoût de soi autant que son exploitation par le patriarcat.
Méduse n’est pas son nom, mais tout le monde l’appelle comme ça. Elle marche le dos voûté, la tête baissée, les cheveux devant son visage pour dissimuler ses « Difformités ». Jamais elle n’a vu son reflet. Victime d’un monde qui ne l’accepte pas, réduite à l’état de bête de foire à la merci d’hommes riches et cruels, elle prend peu à peu conscience du pouvoir de ses yeux si particuliers…
Ici, tout est sombre et gris. L’atmosphère est lourde, nuageuse, pluvieuse comme un soir de novembre. Tout est humide est froid, rugueux, poisseux, comme le sol d’un jardin en automne. C’est le monde de Méduse. Cette jeune fille qui ne se souvient pas de son nom, et à qui on a appris la honte et le dégoût de soi. Honte de ses yeux, honte de son corps. Honte de ses « Difformités ».
On n’apprendra qu’à la fin du roman la particularité qu’elle cache comme une monstruosité, mais ce n’est que pour mieux toucher à l’universel. La honte du corps et le dégoût de soi sont finalement des sentiments trop répandus, exploités par un monde qui impose ses normes avec violence et cruauté. Placée dans un institut pour jeunes filles et à la merci des désirs glauques des notables de la ville, Méduse subit la violence comme une punition méritée. La honte est internalisée, intégrée, assimilée. Elle a appris à baisser les yeux.
Parce finalement, la norme n’existe pas. C’est ça, le grand mensonge. La norme est une fiction qui oppresse. Une fiction que l’on intègre par la violence, tous les jours, dès que l’on est enfant. La norme est partout : dans le divertissement, dans la publicité, dans les paroles de nos parents, de nos amis, de nos professeurs, la norme s’infiltre sur tous les médiums et insidieusement fait son chemin dans nos crânes. Ce n’est pas normal. Tu n’es pas normal. Tu devrais te cacher. Avoir honte. Baisser la tête. Regarder le sol.
Méduse le découvre un jour qu’elle lève un peu la tête et ose poser les yeux sur un des hommes qui l’exploitent dans des jeux cruels et puérils. Un petit vieux malingre à l’allure grotesque. Lui aussi est difforme. Lui aussi est laid. Il en est même ridicule. Alors pourquoi elle devrait avoir honte et subir quand lui en jouit ?
Parce que c’est un monde où les hommes ont le droit d’être laids et ridicules, inconséquents, irresponsables, puérils, laissant aux femmes la charge, le sérieux et la culpabilité. Une femme doit souffrir en silence, être douce et silencieuse. L’homme a le monopole de la violence et le pouvoir sur les autres. Il possède, il décide, il est un notable – et ce même si épouses et secrétaires abattent le plus gros du travail. Il est là, le grand mensonge. La norme est une fiction qui oppresse, écrite par une classe de dominants qui ignorent jusqu’à leur propre ridicule. Seul le pouvoir compte. La pulsion de possession.
C’est malin d’être allé chercher Méduse. Si elle n’est pas la seule victime du patriarcat dans la mythologie, elle est certainement la plus emblématique. Violée par Poséidon, punie par Athéna pour cela, elle est l’emblème même de la violence patriarcale qui s’abat sur les femmes.
Dans le roman, Méduse est innocente, violentée par les hommes, exploitée dans un institut dirigé par une femme qui, à l’image d’Athéna, la punit d’être ce qu’elle est. Parce que depuis la nuit des temps le patriarcat s’abat sur les femmes, et utilise leurs insécurités pour en faire des bourreaux dociles [...].
Ces souffrances sont antiques, anciennes, perpétuées de génération en génération. Et il faut une Méduse pour briser le cycle. Reprendre le pouvoir. Abattre la honte et le dégoût de soi. Relever la tête et réaliser la vacuité du patriarcat. Lever le voile sur le mensonge de la norme. Abattre le maître, destituer le notable, et enfin se célébrer tel que l’on est : à l’image d’une nature aussi belle dans la clarté et la lumière que dans la boue et les algues.
C’est tout cela qu’est Méduse. Martine Desjardins y livre un brillant conte gothique et féministe à l’atmosphère glauque et poisseuse. On y sent la vase engloutir les corps et l’océan embaumer l’air, l’humidité s’infiltrer jusque dans nos os et le gris du ciel aplatir la lumière. On sort étourdi de cette lecture qui est un coup de poing dans l’estomac, mais aussi convaincus que la violence de la révolte est lumineuse et belle.
Bonne lecture,
Viktor Salamandre