En 1995, Ursula K. Le Guin publie un recueil de quatre longs textes connectés entre eux : Four Ways to Forgiveness (traduit en 2007 sous le titre
Quatre chemins de pardon). En 2017, quelques mois avant sa mort, le recueil est réédité, augmenté d’un gros quart – une novella datant de 1996 et qui fait suite aux autres – et intitulé Five Ways to Forgiveness. C’est ce nouvel opus qui sort à présent aux éditions de L’Atalante.
Werel et Yeowe sont deux planètes d’un même système stellaire où l’esclavage est la norme, ainsi que l’enfermement des femmes. Yeowe était inhabitée jusqu’à ce que des corporations minières ou agricoles venues de Werel l’explorent et l’exploitent, grâce à des esclaves vivant dans des conditions abjectes – surtout les femmes, objets de plaisir quand elles ne sont pas engrossées telles des génisses afin de produire plus de main-d’œuvre. Jusqu’à ce qu’enfin, les esclaves se révoltent. La guerre dure alors trente ans. Sur Werel, les choses bougent avec du retard. Dans l’entrefaite sont arrivés les Autres, ceux de l’Ékumen. Les cinq textes du recueil racontent l’histoire des deux planètes et de la libération des esclaves, puis celle, plus tardive, des femmes, des femmes-liées, mais aussi des femmes propriétaires, auparavant recluses. Ces cinq histoires sont racontées de divers points de vue et mettent en scène des protagonistes de tous bords. Des Wereliens, des Yeowiens, ou encore des agents de l’Ékumen. Des propriétaires et des esclaves, des femmes et des hommes.
« Trahisons » parle d’une Yeowienne, venue au crépuscule de sa vie se réfugier dans les marais où elle cherche le silence. Lorsque son voisin, ancien héros de la Libération qui a trahi la cause, tombe malade, elle le soigne. Histoire simple de gens ordinaires, ballotés par les événements. Histoire de l’après-guerre, qui aborde un thème peu fréquent : le pardon. Un texte à relire une fois qu’on en connaît le contexte, car les mots – « une âme de propriétaire » ! – prennent alors un tout autre sens. Viennent ensuite quatre novellas toutes plus bouleversantes les unes que les autres. « Jour de pardon », d’abord, un très beau texte sur le thème de l’identité et de l’altérité, de la liberté. L’action débute à Voe Deo, le pays le plus peuplé et le plus riche de Werel. Solly est une mobile, une Envoyée de l’Ékumen auprès du royaume de Gatay, accompagnée malgré elle d’un guide, d’une servante et d’un garde du corps, Teyeo, qui lui devient vite antipathique, ainsi qu’à nous qui lisons, du moins jusqu’à ce que Le Guin nous parle de sa vie et des épreuves qu’il a subies. L’esclavage et la suprématie masculine qui règnent à Werel sont odieux à Solly, ainsi que la religion qui joue un rôle particulièrement important à Gatay, mais elle ne découvrira ce qu’il en est vraiment que lorsque elle et Teyeo seront en danger. L’histoire, qui avait démarré lentement, prend alors une tournure nettement plus captivante. « Un homme du peuple » débute à Stse, une région isolée de la planète Hain. On suit Havzhiva enfant, puis jeune homme, qui apprend les coutumes de son Peuple, et s’interroge quant à ce qui existe ailleurs. Il partira, tout d’abord sur Ve, puis sur Yeowe. Il y découvre alors la façon ignoble dont les capitalistes wereliens exploitaient la planète et les esclaves. Comment les patrons tenaient les plantations par la force et la peur.
La venue de Havzhiva n’est pas vue d’un bon œil par tout le monde. Il est attaqué et blessé, ce qui permet à Yeron, qui est infirmière (quoique ayant un diplôme de médecine), de le rencontrer pour lui transmettre un message de la part des femmes. L’histoire d’une lutte et d’une belle amitié. On retrouve Yeron et Havzhiva dans « Libération d’une femme » qui relate la vie de Rakam, née esclave sur Werel. Lorsque après le soulèvement les révoltés s’en prennent aux femmes, ses épreuves ne font qu’empirer. Sa quête de liberté passera par un long parcours sur Werel et Yeowe, et aussi par l’instruction et par les livres. La dernière novella, « Musique Ancienne et les femmes esclaves », existait en VF sous la plume d’autres traducteurs. Elle est ici retraduite par Marie Surgers, ce qui harmonise le recueil. Esdardon Aya, dont le nom signifie « musique ancienne » et qu’on appelle aussi Esdan, est un diplomate de l’Ékumen que l’on rencontre dans presque tous les textes
précédents. À présent, la guerre est finie sur Yeowe, mais elle bat son plein sur Werel et Esdan est le directeur du service des renseignements. Alors qu’il veut franchir la ligne de Démarcation, il est enlevé par des « propriétaires » et gardé prisonnier dans de terribles conditions. Il connaîtra dans sa chair les pires tortures autrefois réservées aux esclaves. Ursula le Guin ne nous épargne rien des horreurs que vivent ses personnages, et pourtant, elle réussit le tour de force de ne pas tomber dans le misérabilisme. Elle a cette façon un peu froide et distanciée de dire les choses. Nous savons bien, nous qui la lisons, qu’elle s’inspire de l’histoire de l’Amérique, mais aussi que ces atrocités ne sont pas à jamais derrière nous, pas plus l’esclavage que l’exploitation de la planète, et ne parlons pas de l’enfermement et l’utilisation des femmes contre leur gré ! Je ne sais pas si Cinq chemins de pardon peut faire bouger les choses, mais c’est un grand livre, à lire et à relire.
Lucie Chenu