L’Atalante publie l’indispensable réédition française de Lavinia (2008), de la grande Ursula K. Le Guin (1929-2018). Ce livre, le dernier de la romancière américaine, propose à la fois une réécriture mythologique et une méditation sur la création littéraire, tout en interrogeant la place de la femme dans la tradition classique. Frappée par l’inconsistance du personnage de Lavinia, la fiancée latine pour laquelle les Troyens et les Rutules s’affrontent pourtant dans les six derniers chants de l’Énéide, Le Guin s’empare de cette figure à peine esquissée par Virgile et en fait sa protagoniste.
Par les yeux de Lavinia, on n’aperçoit que les marges de l’épopée : la narratrice n’assiste qu’à quelques combats, la plupart des affrontements lui étant rapportés par prophétie ou par ouï-dire. En revanche, on découvre la peinture vivante d’une Italie de l’âge du bronze, avec ses royaumes champêtres, ses colonies grecques, ses tribus montagnardes, ses séduisantes cités étrusques… Le cœur du roman est donc centré sur la vie d’une femme dans une société archaïque, toute pétrie de rites, de pragmatisme et de familiarité, et sur la façon dont l’amour et le deuil ont traversé son existence.
À travers cette biographie mythologique, Le Guin ne se contente pas de développer le personnage que Virgile n’avait fait qu’ébaucher. La romancière soulève des questions plus larges : la nuance entre personne et personnage, la relation entre créateur et créature ainsi que la place de la femme, qu’elle soit réelle ou fictive, dans la tradition écrite. Loin de nous proposer une œuvre lourdement allégorique, Lavinia glisse ces problématiques dans le fil d’un récit émouvant et sensible, hanté par le paradoxe du pouvoir créateur et de la finitude de l’auteur – que le poète ait nom Publius Vergilius Maro ou, de façon plus implicite et réflexive, Ursula K. Le Guin. En ce sens, Lavinia peut aussi se lire comme le testament littéraire d’une grande plume contemporaine.
Jean-Philippe Jaworski