Le talent de l’autrice dans tous les petits détails qu’elle y glisse en a fait un coup de cœur.

Chronique des rivages de l’Ouest - Les Blablas de Tachan
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Tome 1 : Dons

Pour qui s’intéresse aux littératures de l’imaginaire, le nom d’Ursula K. Le Guin doit être comme un phare dans la nuit. Cette grande dame a commis bien des classiques aussi bien en science-fiction qu’en fantasy. Je me suis frottée à sa plume, adolescente, avec une incursion dans sa saga Terremer, puis plus tard je suis revenue vers elle pour ses idées engagées du  »Cycle de Hain » avec La main gauche de la nuit. Mais à chaque fois quelque chose m’a retenue. N’aimant pas en rester là, je retente ma chance avec sa trilogie Chronique des rivages de l’Ouest, qui est heureusement et fort joliment rééditée par l’Atalante en ce moment. Est-ce que ce sera la bonne ?

Écrite assez tardivement dans la carrière de l’autrice, en 2004, alors qu’elle écrit depuis les années 70 et qu’elle est décédée en 2018, celle-ci se présente comme 3 courts romans indépendants dans un même univers, comme l’autrice aime bien le faire. L’Atalante nous les repropose cette année avec une très belle édition qui doit beaucoup aux illustrations de Shahzeb Khan Raza qui courent des rabats à l’intérieur du livre. Superbe ! Et surtout, cela retranscrit si bien l’ambiance du texte.

Je n’ai ainsi pas été surprise de retrouver cette écriture un peu contemplative de l’autrice qui avait pu me poser problème autrefois et que j’ai bien plus apprécié cette fois, peut-être parce que j’ai vieilli et que j’aime plus les textes et ambiances qui prennent leur temps qu’autrefois. Ursula K. Le Guin nous invite à aller à la rencontre des habitants de ces rivages de l’Ouest, des habitants qui vivent tranquillement avec leurs 'Dons' comme faisant partie de leur quotidien, tel qu’on peut le voir dépeint en couverture. Mais sous couvert de cette caractéristique inscrite presque dans leur ADN se cachent aussi des drames et des injustices que l’autrice va subtilement nous révéler.

Ursula K. Le Guin est une autrice qui m’a toujours fait réfléchir, je ne peux pas le nier. Dans chacun de ses récits, il y a un prétexte pour que je n’en reste pas à une lecture statique et passive. Ici, c’est le cas de son jeune héros, le narrateur de cette histoire, dont le père et le grand-père ont ou avaient un Don puissant, ce qui ne semble pas être son cas, jusqu’à ce qu’un drame lui révèle le contraire. Que faire quand un don nous dépasse et peut être mortel pour les autres ? Est-ce que s’enfermer en soi-même, le cacher, est la solution ? Et si cet incident cachait autre chose ?

Comme toujours, c’est avec beaucoup de subtilité que l’autrice nous invite à pénétrer cet univers avec une plume assez tranquille, presque sans rythme et sans tension, où elle se plaît à décrire le quotidien de la communauté du héros et de ses parents, entre échanges avec les autres familles, recherche d’une compagne et juste vie de tous les jours. Il ne se passe concrètement pas grand-chose. Nous sommes dans un récit assez contemplatif où les tensions sont rares et les épiphénomènes encore plus, ce qui génère une histoire assez mollassonne. C’est pourtant dans les interstices de cela que se glisse peu à peu ce qui va donner tout son relief au texte. Ainsi autant, je me suis parfois un peu ennuyée, j’ai parfois un peu cherché l’histoire, autant quand elle s’est révélée à moi, elle m’a percutée.

L’autrice a à nouveau eu le chic pour, avec force et subtilité, faire glisser son histoire vers là où je ne l’attendais pas, avec une remise en question pertinente du modèle patriarcal, où le père s’impose sur sa progéniture et sa compagne, et où il devient aussi la source des tensions et des conflits alors qu’une autre voie est possible, une voie représentée par la nouvelle génération ici. C’est ce discours pacifiste que je me suis plu à découvrir dans les dernières pages, qui a vraiment donné tout son sel à cette lecture, avant, un peu trop tranquille. Elle crée un dialogue entre le lecteur et le texte des plus riches avec des questions fortes sur la liberté, le pouvoir et surtout les choix. Je suis donc ravie d’être allée à la rencontre de ce texte.

Avec les années, la maturité aidant, je découvre le plaisir de la narration contre-intuitive d’Ursula K. Le Guin où je me glisse dans les chaussons de ses histoires presque sans intrigues pour me laisser percuter à un moment par les réflexions philosophiques ou sociologiques qu’elle glisse. Ici, j’ai beaucoup aimé l’ambiance paisible de ce faux havre de paix qui va se révéler être un piège à serpents pour le jeune héros qui aura alors son choix à faire. Ce fut une très belle rencontre, poétique et douce-amère, dont j’ai aimé la brièveté. Et je suis assez contente de partir à la rencontre d’un autre portrait dans le prochain tome.

Tome 2 : Voix

Quel bonheur de retrouver la plume si chaleureuse et réconfortante d’Ursula K. Le Guin dans cette trilogie fantasy humaniste pleine de thèmes complexes richement portés et développés par sa voix. Après une première lecture doucement magique, celle-ci fut plus ouvertement contestataire et ce fut un coup de coeur !

Après les paysages ruraux d’Entre-Terre, l’autrice nous invite dans ceux plus urbains d’Ansul, une cité pacifique et commerciale qui a été conquise par un peuple nomade, les Alds, qui ont brutalement soumis la population, entraînant bien des rancoeurs et des désirs de vengeance, vite étouffés par le dénuement de la population. L’autrice nous propose donc la confrontation de deux sociétés, deux peuples très différents qui cohabitent pourtant dans la même cité mais ne se comprennent pas et à travers une jeune héroïne courageuse, césure des deux, elle va tout changer.

C’est à nouveau avec une plume douce et réconfortante qu’Ursula Le Guin nous invite à faire cette rencontre, mais là où son récit était assez aérien et terreux la dernière fois, assez solitaire aussi, cette fois Nèmar, l’héroïne de cette histoire est au coeur même d’une civilisation. Fruit du viol de sa mère par l’envahisseur, elle a été élevée par l’autorité religieuse du coin en quelque sorte, celui qui garde et dirige la Maison des Oracles. Or, le peuple conquérant voit en eux des démons, ils ont une religion monothéiste contrairement à eux et pense que dans cette maison se cache le puits des démons. Ils sont aussi anti-livre, anti-culture et ont banni la connaissance, la lecture et l’écriture de leur monde, alors que c’est le creuset de la civilisation de Nèm. Ursula Le Guin nous propose donc rien de moins que le Fahrenheit 451 de la fantasy ici, une révolte sourde par les livres et la connaissance.

Je dis bien sourde car, c’est avant tout une voix pacifiste qui se fait entendre à cette lecture. Nous ne sommes pas dans un texte prônant la surenchère, au contraire. L’autrice décrit avec beaucoup de finesse l’asservissement de ce peuple pacifiste qui n’a pu résister et fut bien vite vaincu et dont la résistance va être tranquille et symbolique, comme lorsqu’ils transportent en douce les livres rescapés vers la Maison de l’Oracle. Nous ne sommes pas face à un ouvrage de révolution bruyante mais plutôt de révolution douce et lente, portée par une enfant qui se fait la voix des traditions de son peuple et dont la rencontre avec un Conteur, ce cher Orrec (cf le tome 1 : Dons) va changer sa vie. Elle va redécouvrir le pouvoir des mots, des histoires pour redonner foi en un peuple. Ce sera lent, ce sera long, mais ce sera magnifique.

Ce qui m’a tant touché dans cette histoire, c’est la force de résilience des personnages. Nèm est le fruit d’un viol, qu’importe elle avance quand même. On a enlevé le pouvoir des livres et de la connaissance à son peuple, tant pis, certains continuent en sous-main ne perdant pas espoir. On les traite comme des esclaves, ils attendent patiemment le bon moment pour redresser la tête. Quand l’opportunité se présente, ce n’est pas un déferlement de violence, ce peuple pacifiste dans l’âme est resté tel quel et ceux brûlant de vengeance apprennent à faire taire leurs flammes et écouter la voix de la raison. Il y a vraiment un très beau, dur et âpre discours anti-militariste.

Deuxième tome d’une trilogie, je l’ai trouvé aussi fort intéressant dans sa manière d’aborder ce qui était au coeur du premier : 'les dons', la magie. L’autrice propose encore une autre voix, une voix peut-être encore plus subtile et moins voyante. Il n’y a pas de don, pas de magie, pas réellement de croyances ou plutôt de religions chez les habitants d’Ansul. On découvre à la place une grande importance des livres, porteurs de connaissance, d’histoires et de paroles. Un peuple très croyant comme les Alds ont donc du mal à comprendre une expression si différente de la leur, eux qui craignent leur Dieu à cause de leur clergé obscurantiste et contrôleur. À Ansul tout est beaucoup plus fluide, plus libre, à l’image d’une foi qui s’exprime partout, en toutes circonstances et à la vue de tous. C’est une nouvelle réflexion bien fine qu’offre l’autrice sur la foi et ses expressions multiples, avec même une pointe d’humour et d’ironie finale quand vient la révélation sur la Fontaine de la Maison des Oracles.

Je n’ai donc pu être que séduite par la belle et riche personnalité de Nèm, enfant de deux mondes, enfant de la guerre et de la réunion, porteuse d’une Voix magnifique pleine d’espoir. Ce fut une aventure, comme toujours avec l’autrice, âpre et pourtant chaleureuse, où les rencontres ont beaucoup compté et ont fait naître des ponts entre des peuples bien différents. Porteuse d’un message de pacifisme, de tolérance et de connaissance via les livres, cette lecture ne pouvait que me parler. Le talent de l’autrice dans tous les petits détails qu’elle y glisse en a fait un coup de coeur. Il faut que je lise du Ursula K. Le Guin.

Publié le 31 janvier 2025

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