Le MOOK Dune ! À part si vous avez vécu le confinement de manière extrême en vous réfugiant sur un caillou glacé dans le nuage d’Oort, vous avez dû entendre parler du projet lancé par le journaliste Lloyd Chéry, appuyé par les éditions de L’Atalante et LEHA et financé par un crowdfunding qui a très rapidement pulvérisé les attentes (le financement a atteint 1073% de l’objectif). L’idée était d’accompagner la sortie de l’adaptation cinématographique du roman de Frank Herbert par Denis Villeneuve – initialement programmée en fin d’année 2020 puis repoussée en 2021 – par la publication d’un objet unique, totalement hors norme : un livre magazine (un MOOK donc) richement illustré et alimenté par les articles d’une cinquantaine d’auteurs de tout horizon, analysant l’œuvre sous tous ses aspects. Le projet était ambitieux et s’avère être une grande réussite.
Avant d’en vanter les mérites, il me faut préciser que je fais partie des auteurs du MOOK puisque j’ai contribué sur deux articles co-écrits avec David Meulemans, à savoir les portraits de Liet Kynes et de Duncan Idaho. Pour la petite histoire, David Meulemans, qui est éditeur et fondateur de la maison d’édition Aux Forges de Vulcain, avait la charge d’écrire plusieurs articles du MOOK et s’est trouvé un peu débordé. Lloyd Chéry m’a proposé de lui prêter main-forte, ce que je me suis empressé d’accepter évidemment. Ce que j’ignorais alors c’est que Lloyd est le genre de personne qui vous appelle le soir pour vous proposer d’écrire un truc et qui précise une fois que vous avez dit oui : « et, au fait, c’est pour demain matin ». Voilà pour mon humble contribution à cet ouvrage collectif.
Il nous faut parler de la forme. Le MOOK Dune n’est pas un essai, ni même un livre classique. C’est un MOOK, une forme hybride entre le livre et le magazine qui culmine à 256 pages sur un format de 27,2 cm x 19,2 cm. Grand format donc. C’est un livre mais aussi un objet qui a pour vocation d’être lu et vu. Et il fait son effet, à l’image de sa superbe couverture illustrée par Aurélien Police. À l’instar d’un magazine, le MOOK est composé d’articles relativement courts – entre une page pour la plupart et 13 pages pour le plus long qui est le portrait de l’auteur – et très richement illustré de dessins originaux, de couvertures de livres, d’images de films, etc. ces illustrations occupent une page sur deux, avec des insertions dans le texte. La très vaste iconographie déployée dans l’ouvrage participe pleinement à faire du MOOK Dune un objet singulier. C’est une réussite esthétique. Pour ma part, je regretterais toutefois les quelques pages imprimées à l’encre bronze, trop claire pour être lue confortablement.
Et il y a cette fameuse reliure suisse qui a fait tant gloser car lorsqu’on reçoit l’ouvrage et qu’on l’ouvre pour la première fois, la reliure craque et s’ouvre et on panique à la vue des coutures. Mais, non, c’est normal. C’est suisse. La reliure ainsi ouverte permet de mettre les pages à plat sans casser le dos. On peut ainsi consulter le livre et profiter des illustrations sur double page. Un choix audacieux, surprenant, mais très bien vu.
C’est évidemment là qu’on l’attendait et c’est là que se trouve sa grande réussite. Plus de cinquante auteurs ont participé à l’écriture de cette vaste et très complète analyse de l’univers de Dune : écrivains, journalistes, chercheurs et universitaires, tous férus du roman, tous grands connaisseurs du livre et de ses extensions. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce MOOK n’est pas pour autant un ouvrage béat d’admiration devant le chef œuvre intemporel de Frank Herbert. Reprenant l’adage qui aime bien châtie bien, l’ouvrage sait se faire critique de l’œuvre comme de son auteur. En témoigne le portrait sans concession de Frank Herbert qui ouvre le bal.
Alexandre Sargos : Frank Herbert fera fortune grâce à l’histoire d’un tyran cosmique, alors que pour ses deux fils, Brian et Bruce, il fut un tyran domestique.
Le contenu s’organise en cinq grandes parties : l’auteur, l’univers de Dune, les personnages de Dune, les adaptations et quelques réflexions sur l’œuvre.
La première partie présente une biographie détaillée de l’auteur, sur la genèse de l’œuvre, sa rencontre avec le public, et propose des entretiens avec Brian Herbert, le fils qui a poursuivi l’œuvre du père, Gérard Klein, l’éditeur historique du cycle en France, Michel Demuth qui en fut le traducteur et Wojtek Siudmak dont les illustrations marquèrent nos jeunes années.
Quelques morceaux choisis pour vous montrer qu’on ne s’ennuie pas à la lecture :
Gérard Klein : Je me permets d’évoquer la catastrophe que sont les suites écrites par Brian Herbert et Kevin J. Anderson.
Michel Demuth : J’en suis venu à haïr ce bouquin.
Dune est avant tout un livre univers, comme le définit très bien Laurent Genefort dans l’article introductif. Et c’est cet univers complexe et riche qui est ici passé à la loupe en dix-sept articles remarquables et pointus. On y parle de politique, d’écologie, de linguistique, de biologie et de religion, de tout ce qui fait de Dune une œuvre à la densité thématique unique. Lloyd Chéry a su convaincre et emmener dans son projet des contributeurs de qualité. Le résultat l’est évidement aussi. Notons que 5 articles (ceux de Roland Lehoucq, Frédéric Landragin, Fabrice Chemla, Jean-Sébastien Steyer et Daniel Suchet) sont des condensés d’articles plus développés que vous pourrez trouver si vous souhaitez approfondir l’aspect scientifique dans Dune, une exploration scientifique et culturelle d’une planète univers dans la collection parallaxe chez Le Bélial’.
Morceaux choisis :
Catherine Dufour : Dune a mis en scène la plus puissante et la plus agaçante sororité de l’histoire de la littérature.
Jean-Sébastien Steyer : Les vers d’Arrakis ont un corps tubulaire et une énorme gueule munie de dents.
L’analyse de l’œuvre se poursuit par des portraits des personnages principaux du roman Dune, avec pour chacun des illustrations originales splendides réalisées par Aurélien Police. Il ne s’agit pas de raconter au lecteur l’histoire et qui est qui fait quoi, mais il s’agit d’une analyse fine sous l’angle symbolique de la distribution des rôles. Ce fut pour moi la partie la plus fascinante de l’ouvrage, non pas parce que c’est à celle-là que j’ai participé, mais bien parce que le niveau d’analyse, pour le coup purement littéraire, est vraiment excellent. Le MOOK propose là des regards que vous ne trouverez dans aucun autre ouvrage consacré à Dune (en tout cas parmi ceux que j’ai lus). Les auteurs creusent la psyché, tissent des liens vers des œuvres classiques, et montrent en quinze articles la richesse qui se cache derrière même parfois des personnages qui semblent de prime abord tout à fait secondaires.
Dune est un univers fécond qui a donné lieu à de multiples adaptations que ce soit au cinéma, à la télévision, en jeux ou encore en BD. On y parle évidemment du projet délirant et avorté de Jodorowsky, de celui aussi génial que gâché de David Lynch. On y parle aussi de musique. Vingt-quatre articles pour décrypter les espoirs, les réussites et les échecs d’un livre qui a la réputation d’être inadaptable. Et si c’était finalement aux jeux vidéo qu’appartenait le succès ? Cette partie se conclut sur une interview de Denis Villeneuve vers qui portent désormais nos plus grands espoirs, si WB ne fiche pas tout en l’air.
Lloyd Chéry a choisi de clore le MOOK en laissant libre la parole et ceux qui l’ont prise s’en donnent à cœur joie pour critiquer ou encenser Dune, livrant leurs réflexions sans filtre sur l’œuvre. À nouveau, on y parle de politique et de religion, mais aussi de féminisme, d’élitisme, d’inspirations et d’influences, d’art de la guerre, de tout en bref. Décryptage moderne et recul nécessaire, on entre ici dans la philosophie d’une œuvre. On retrouve là aussi des articles qui sont des condensés de ceux plus développés dans l’essai Les enseignements de Dune (Sara Teinturier, René Audet et Corinne Gendron, Isabelle Lacroix, et Tristan Rivard). Je dois toutefois dire que, malgré les efforts de certains, que je ne suis toujours pas convaincu qu’on puisse appliquer à Dune les termes de fantasy ou de féminisme.
Morceaux choisis :
Romain Lucazeau : Parle-moi du système politique qui règne sur ton monde, Usul.
Karim Si-Tayeb : La manipulation du vivant par le Bene Gesserit et le Bene Tleilax ne sera pas sans conséquence, aucune des deux démarches n’ayant fait l’objet d’une approche bioéthique, qui eût pourtant été de bon aloi !
Tout cela fait du MOOK Dune un ouvrage unique, une somme d’analyses et de réflexions sur l’œuvre phare de Frank Herbert comme il n’en existe pas d’autre, ni ici, ni dans le monde anglo-saxon. Cet ouvrage est appelé à devenir une référence aussi bien par le nombre d’auteurs qui y ont contribué, par sa démarche critique, son exhaustivité, et sa complétude, que pour le format choisi. Une très grande réussite, un MOOK univers.