Soit un monde alternatif où l'être humain doit coexister avec des êtres immatériels que, faute d'un meilleur terme, on qualifie de démons : une écologie étonnante, qui n'est pas sans faire penser à celle esquissée par Maupassant dans Le Horla, où l'être humain doit subir la présence de parasite capable de lui imposer geste et pensée - ainsi qu'au passage, un certain nombre de désagréments physiques et psychologiques, mais surtout pénibles voire insupportables. Par chance (ou non, comme l'anti-héros de cette histoire le signifie assez vite), leur activité peut être régulée par certains êtres humains, qui se décrivent eux-mêmes comme des prédateurs.
Les démons sont éternels mais craignent la souffrance, alors que leurs chasseurs sont morts mais peuvent les faire souffrir : voici donc l'argument simple de ce court récit... mais, comme on va le voir, le schéma qui en est tiré le dépasse avec un certain talent.
Le répertoire traditionnel des contes dits "de fées" inclut un thème assez fréquent : qui est susceptible d'être plus rusé qu'un démon ? Selon les contes, n'importe qui ou presque peut l'être... mais le lecteur le sait, il faudrait en quelque sorte se montrer plus démoniaque encore que le démon lui-même pour y arriver ! Conclure un pacte avec un démon, même en sachant pouvoir le duper, c'est mettre en jeu son âme - or ce qui en tient lieu dans le contexte de cette histoire, c'est la fonction sociétale que joue l'individu... Et si le chasseur est l'humain de façon intrinsèque (par la biologie, par son rôle et même, d'une certaine façon, par goût), il devra pour une fois s'entretenir avec sa proie. Dans ces conditions, qui va trouver avantage au pacte démoniaque ? Le démon lui-même ? Son prédateur ? Ou l'hôte parasité ? La conclusion cruelle, mais pourtant hilarante, permet d'appuyer ce que les concepts du texte suggéraient dès le départ : le prédateur n'est plus tout à fait humain, et si sa loyauté va en apparence vers l'hôte, c'est le parasite qui lui est nécessaire pour accomplir sa propre fonction écologique...
Le Démon de maître Prosper n'est donc, malgré certaines apparences, pas un "conte de fées" : ce qu'il s'y noue, ce n'est pas l'opportunité de vivre heureux longtemps et d'avoir beaucoup d'enfants... mais bel et bien d'entretenir un réseau de relations écologiques, avec tout son lot d'atrocités. Bravo !
Arnaud Brunet