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Mind over Muscles
Deus in Machina n’est pas tout récent. Le texte a été publié en 2009 puis en 2011 pour sa traduction française, par Mikael Cabon pour l’Atalante. Il est vrai que le cycle du Vieil homme et la Guerre – dont l’écriture et le titre sont un hommage évident au Vieil Homme et la mer d’Hemingway, dont vous savez l’attrait du travail dans mon faible esprit de faquin – du même auteur me faisait envie depuis des années. Alors pourquoi m’être rabattu sur une autre des oeuvres de John Scalzi, qui plus est à propos de laquelle la critique est vachement moins unanime ?
Plusieurs raisons à cela : déjà, je trouve qu’il a une tête à l’image de son nom, rigolote. Déconnez pas les gens, c’est la première chose à laquelle je pense quand on me dit Scalzi. Vous m’avez dit de dire Scalzi ! Bref. Plus sérieusement parce que le type, à même pas 50 piges, a déjà acquis une renommée certaine auprès de plusieurs organismes et prix prestigieux. Déjà, avec deux Prix Hugo et un Locus, ce n’est pas rien. Ensuite parce qu’il préside la SFWA (Science-Fiction & Fantasy Writers of America), société qui décerne le non moins prestigieux Prix Nebula. Déjà, ça vous pose un bonhomme. Mais ce n’est pas tout. L’un de ses deux Prix Hugo, en effet, lui a été décerné non pas pour une de ses oeuvres littéraires – comprendre : la forme classique de la littérature papier – mais pour les 10 ans de son blog, Whatever, lancé en 1998. Rien que ça. Bon, to be fair, comme Vanity, c’est en réalité l’anthologie papier Your Hate Mail Will Be Graded: A Decade of Whatever, 1998-2008 qui a été récompensée par le Prix Hugo du Livre non-fictif ou apparenté. De là à dire que c’est ce blog qui a inspiré la Faquinade…
Je sais que vous ne l’avalerez pas, celle-là. Et aurez bien raison de refuser de déglutir pour cette fois. Il n’empêche… cela reste quelque chose de remarquable que ce type de distinction soit accordé à une publication dont le medium d’origine est numérique. Il est même notable que ce prix du Livre non-fictif ou apparenté soit souvent non décerné, faute de candidats probants. John Scalzi rentre malgré tout dans la très select liste des auteurs remarquables de notre temps, qui arrivent à comprendre leur époque au premier coup d’oeil, quand d’autres mettent des décennies à parvenir à cette reconnaissance.
Deus in Machina est donc publié chez l’Atalante, maison d’édition bien connue des amateurs de science-fiction et de roman noir, dans la collection La Dentelle du cygne, collection forte à l’heure où j’écris ces lignes de 541 publications parmi lesquelles se mêlent auteurs francophones et anglo-saxons.
Ayant acheté l’ouvrage à sa sortie, à une époque où je n’avais que bien peu le temps de lire – et bien moins, encore, les moyens d’assouvir mes achats compulsifs – j’avais à l’époque succombé à la magie folle de sa première de couverture, signée par Vincent Chong. L’Atalante a eu le flair de conserver l’illustration originale de l’artiste pour la version française, ce qui est bien trop peu souvent le cas dans la traduction française des littératures de l’imaginaire pour être souligné. La couverture, représentant ce dieu qui est au milieu de l’intrigue enchaîné entre deux gardes, nu, sur ce qui semble être un socle destiné à un rituel quelconque avait de quoi fasciner l’amateur de fantasy, de science-fiction et le rôliste en moi – on est sur quelque chose de très gothique, visuellement très proche de certains artbooks de Warhamer 40k. En faisant quelques recherches pour cet article, je suis tombé sur la page noosfere de l’illustrateur, sur laquelle on apprend qu’il a remporté, sans discontinuer, le British Fantasy Award du meilleur illustrateur de 2007 à 2011 – cette année-là, il a également remporté le British Fantasy Award du meilleur travail non-fictionnel. Ho, et un World Fantasy Award en 2013 aussi. Non, parce que bon, on sait jamais.
Une chance, donc, pour le faquin que je suis, de se lancer à l’assaut non pas des ombres sur l’ô mais d’un tel palmarès. Mais il aura fallu le concours fortuit d’un déménagement et de l’installation de ma nouvelle bibliothèque pour que je retombe sur ce petit tome et que l’impact au premier regard de 2011 se reproduise à la vue de sa saisissante couverture. A partir de ce moment il m’a semblé être un excellent choix pour les périodes très de la fin de mon été et de mon automne. Sans revenir sur ma carence de temps – rends moi mon retourneur de temps Miomione, putain ! -, les thématiques abordées par ce petit ouvrage de 140 pages m’ont paru idéales pour repartir d’un bon pied de ma verve turgesce… euh en fait non.
Agités, comme le monde qui pousse un auteur à produire un tel ouvrage.
Rage against
Court roman à la limite de la novela, Deus in Machina est un mélange, comme on l’a dit plus haut, de roman de science-fiction et de roman noir. Mais ce n’est pas tout. Attentifs à la fois à la première et à la quatrième de couverture, vous aurez tous remarqué, habiles lecteurs, qu’un zeste de dark fantasy très moorcockien – à noter que Moorcock a été le premier publié dans la collection, dès 1988 avec sa trilogie dite des épées – est distillé d’entrée de jeu :
« L’heure était venue de fouetter le dieu. Le capitaine Ean Tephe entra dans la chambre divine, un coffret en filigrane laqué dans les mains. Il découvrit un acolyte qui perdait son sang et le dieu à plat ventre sur son disque de fer, les chaînes tendues à bloc. La bouche écrasée contre le métal, le dieu ricanait en se passant la langue sur ses lèvres rougies. Un prêtre se tenait au-dessus de lui, à l’extérieur du cercle de confinement. Deux autres acolytes étaient adossés à la paroi, terrifiés. »
Bon bon bon. Bien le bonjour chez vous, hein.
Pour la dark fantasy, c’est même la première chose que l’on remarque en lisant cet incipit grandiose. Cette première phrase – L’heure était venue de fouetter le dieu. – rentre dans l’esprit aussi certainement que les lanières de cuir dans la chair du dieu. Pourtant on se rend compte rapidement qu’on a à faire à largement plus que seulement de la dark fantasy. L’éditeur définit lui-même l’ouvrage comme « un étonnant roman de science-fantasy noire« , c’est dire s’ils y vont avec le dos de la main morte. Et effectivement, passé le contexte proto-spatial, certaines ambiances, certains traits de l’univers ne sont pas sans rappeler L’Echo du Grand Chant ou Dark Moon de David Gemmell.
Dans l’univers du roman, une grande guerre ancestrale entre les dieux s’est soldée par la victoire sans concession du Seigneur et l’asservissement de toutes les autres figures divines. Cet asservissement ayant pour but de les machiniser au sens premier du terme : ce sont désormais ces dieux déchus qui propulseront les vaisseaux des fidèles du Seigneur. Un titre bien à propos, donc. Une société oligarchique dominée par les ecclésiastiques se met en place autour du culte sans limite voué au Seigneur. Chaque prière le renforce et ce qui fait sa grandeur par rapport aux autres dieux, c’est justement que plus personne ne les vénère.
Dans cette société coercitive ou rien ni personne ne saurait remettre en question la foi, John Scalzi nous invite à suivre le capitaine d’un vaisseau qui a justement quelques menus soucis avec le dieu de son bâtiment, quelque peu récalcitrant et farceur, ainsi qu’avec les autorités religieuses. Lui-même d’un pragmatisme certain, il prend de la distance avec tout fanatisme ou toute rébellion possible en essayant, comme dirait l’autre, de conduire sa barque du mieux qu’il peut. Et je ne faisais même pas de métaphore douteuse avec le vaisseau dont il a le commandement ; non, là, c’est juste le talent. Pour parler des vaisseaux, ce sont d’énormes nefs à mi-chemin entre des cathédrales (thématique gothique, donc) et d’immenses machineries réduisant l’individu à un simple élément dispensable parmi la multitude et l’immensité (thématique classique de la science-fiction anticipatrice).
Ces deux thématiques, je le mentionnais un peu avant ne sont pas sans rappeler d’autres univers. Au premier rang desquels l’univers gothico-science-fictionnel de Warhammer 40000 notamment en ce qui concerne les vaisseaux – pour ceux qui ne connaissent pas cet univers, une bonne représentation en est donnée dans le (très moyen) Jupiter : Le Destin de l’Univers des ex-frangins et désormais frangines Wachowski qui s’inspire largement de l’esthétique de l’univers créé par Games Workshop – et de l’ambiance générale donnée par l’omniprésence cléricale, notamment dans le passage du défilé-triomphe à la romaine. Ensuite, les lecteurs avisés de science-fiction française que vous êtes et suiveurs assidus de ce blog à l’époque mythique, désormais, de sa régularité auront tôt fait de faire le rapprochement avec l’Eschatôn d’Alex Nikolavitch : science-fantasy noire, omniprésence de la question spirituelle, réflexion en fond sur la religion, la place de l’homme, le libre arbitre, esthétique gothico-spatiale, j’en passe et des plus évidentes. Voilà, en partie, pourquoi je m’étais dit que Deus in Machina jouait bien le rôle d’ambassadeur au retour des articles sur la Faquinade : la continuité est totale. Si bien que j’en viens à me demander quelle est la part d’inspiration de Nikolavitch vis-à-vis de Scalzi.
Cependant, la question sociale qui pourrait être attendue dans de telles circonstances, notamment par l’emploi du terme de machina – aucun rapport avec la techno espagnole des années 1990 -, n’est pas soulevée. Elle est présentée comme secondaire devant un propos qui, lui, mérite l’attention de chacun : lecteur et personnage. La locution voulant souvent nous placer la divinité ex machina, Scalzi est très à propos en inversant la situation du divin. Le dieu est dans la machine, le vaisseau, mais aussi dans la machine sociale (clergé, foi obligatoire). Car c’est bien du dieu moteur du vaisseau que viendra le moteur de l’intrigue : une réflexion eschatologique, mythologico-religieuse parfois. Une mise en avant du mythe en construction – et, par résonance, en nécessaire destruction – : fondateur, syncrétique et a priori ultime. Mais Scalzi nous fait emprunter des chemins dérobés sans que nous nous en apercevions et, entre les lignes d’un discours total, il nous offre un texte à la limite du conte, violent, noir et impitoyable fait glisser petit à petit repères et certitudes dans des abîmes de questionnements éperdus.
Il nous traîne d’une façon toute païenne devant un tournant cosmique saisissant. Le caractère démiurgique, totalement absent de la création littéraire de l’auteur n’apparait que par transparence, en négatif, dans les événements conduisant à l’épilogue. Tout un programme de réflexion que l’on se prend dans les dents que l’on n’avait pas vu venir. Et à juste titre. [...]
Vil Faquin - La Faquinade