Contrairement à pas mal d’éditeurs d’imaginaire, l’Atalante est pour moi l’opposé de l’éditeur mainstream. Ils proposent toujours des titres différents, qui sortent du cadre et qui sont soigneusement choisis. J’avais ainsi eu un coup de coeur douloureux pour leur merveilleux Méduse l’an passé. C’est avec la même ambition que je me suis engagée dans Ni dieux ni monstres, leur dernière trouvaille.
Derrière ce texte à la couverture aussi belle qu’intrigante, il y a un jeune auteur américain racisé qui aime aborder les questions de colonialisme, de bouleversement climatique, de communautés marginales ou encore d’oppression dans ses écrits. Cadwell Turnbull met ainsi sa plume tellement enivrante au service de propos de société actuels, qui le touchent et nous touchent par ricochets. C’est très réussi.
Dès les premières lignes, j’ai été conquise par cette ambiance très américaine du cadre et de la plume de l’auteur qui nous plonge un peu dans les travers de cette société qu’on connaît tous mais qu’il est toujours bon de rappeler. L’histoire démarre sur un meurtre inique : « un monstre » est tué par un policier. Cela ne peut faire qu’écho en nous avec toutes ces affaires où ces crimes sont restés impunis et/ou ont déclenché des émeutes et autres manifestations. Je m’attendais vraiment à ça ici alors que les événements semblaient s’emballer, mais l’auteur va être plus fin que ça et nous prendre à contre-pied.
Dans une narration étrange et entêtante qui va jouer sur les lieux, les personnages, les temporalités, il va plutôt nous plonger dans le quotidien de plusieurs « marginaux » pour vivre à leur côté avant et après ce drame des moments de bascule dans leur quotidien qui déjà n’a rien à voir avec le nôtre. Ce fut étrange, perturbant. J’ai souvent eu le sentiment de ne pas trop savoir où j’allais et quand je pensais comprendre, on m’emmenait à nouveau ailleurs. Mais au final, ça ne m’a pas gênée de ne pas comprendre car j’étais totalement prise à chaque fois par l’émotion du moment, une émotion souvent âpre et rugueuse, très terrienne et profonde ici, rappelant cette Amérique loin des clichés des grandes villes bling bling. J’étais en quelque sorte plus proche du « terroir ».
En parallèle, une certaine fascination a commencé à naître en moi pour cette écriture si proche de la littérature américaine classique que j’aime (Steinbeck, Harper Lee, Faulkner…) qui se mélangeait avec un très beau fantastique savamment distillé pour faire basculer l’histoire de quelque chose de très terre à terre et connu, à quelque chose de bien plus mystérieux et insaisissable où les surprises furent grandes. L’expérience de la surprise étant essentielle à cette lecture, je vais essayer de ne pas en dire trop, mais disons que bien que reprenant des tropes classiques de l’imaginaire, l’auteur parvient à les mêler finement et intrinsèquement avec quelque chose de bien plus ancré à notre réalité sans que cela choque mais au contraire en donnant du sens à l’ensemble, surtout dans la période complexe de tiraillement qu’il y a entre société installée et société marginale. Une révolution est en marche souterrainement car les « monstres » en ont assez de vivre cachés, à l’écart, sous le feu des balles.
Questionnant avec force sur notre rapport à l’autre et aux normes qu’on lui impose, Ni dieux ni monstres est une lecture étrange qui se vit, se ressent mais ne se comprend pas forcément. Elle est singulière et entêtante, inattendue et pourtant rassurante, comme un chocolat chaud réconfortant auquel on aurait ajouté un ingrédient venant perturber nos sens. J’ai aimé cette première étrange plongée dans un monde à la frontière des changements. Je n’ai pas tout compris loin de là mais je suis très curieuse de voir le chemin que l’histoire va continuer à prendre dans sa suite à paraître en octobre : We are the crisis. Encore une belle et singulière pépite trouvée par l’Atalante !