Russie. Aujourd’hui. Alexandra Samokhina, dite Sacha, a seize ans et elle est en vacances avec sa mère dans une station balnéaire de Crimée, sur les bords de la Mer Noire. Maman rencontre Valentin, qui lui plait. Sacha, elle, ne cesse de croiser, dans les rues ou les boutiques, un homme inquiétant aux lunettes noires, qui la suit du regard. Il finit par l’aborder et se présente : Farit Kozhennikov. Usant de la peur qu’il lui inspire, il va la forcer à effectuer tous les jours un rituel matinal, humiliant pour la jeune femme. Si elle refuse ou est en retard, les incidents touchant ses proches s’accumulent. De retour à la maison, l’homme est là, devant l’appartement de sa mère. À nouveau le chantage, à nouveau les épreuves. À la fin de l’année, Sacha devra intégrer un mystérieux Institut des Technologies Spéciales dans la petite ville inconnue de Torpa. Sacha le sait, on ne négocie pas avec Farit Kozhennikov.
Alors que Valentin s’installe chez sa mère, Sacha entre à l’internat de l’Institut de Torpa. Le monde se referme sur elle et le cauchemar commence, pour elle comme pour les autres élèves de l’Institut. Ceux de première année sont comme Sacha, prisonniers de l’Institut, effrayés, perdus face aux professeurs et aux méthodes d’éducation coercitives appliquées sans le moindre soupçon de compassion. Une seule chose est sûre : « vous réussirez vos examens ou vous serez renvoyés et enterrés. » Les élèves de deuxième année, croisés dans les couloirs, sont plus effrayants encore que les professeurs. Les regards hagards, tournés vers le vide, les corps comme déconstruits, malmenés, les cris nocturnes, les mouvements à peine contrôlés. Ceux de troisième année… Et nul ne sait où sont envoyés ceux de quatrième ou de cinquième année. Mais surtout, nul ne sait ce qui est enseigné au sein de l’Institut. En quoi consistent ces fameuses spécialités ? Que disent ces chapitres de livres au contenu indéchiffrable ? Qu’attendent les professeurs des élèves ?
Vita nostra brevis est,
brevi finietur,
venit mors velociter,
rapit nos atrociter
nemini parcetur!(Troisième strophe du Gaudeamus igitur, chant datant du XVIIIè siècle et considéré comme le chant international des étudiants.)
Vita Nostra des auteurs ukrainiens Marina et Sergueï Diatchenko a été publié originellement en russe en 2007, puis fut traduit en anglais en 2018, et enfin en français en 2019 (traduit du russe par Denis E. Savine) chez L’Atalante dans la collection La dentelle du cygne. Il s’agit du premier volume d’un triptyque dont le nom, Les Métamorphoses, invoque son inventeur le poète latin Ovide. Vous pourrez lire ici ou là qu’il s’agit d’un roman de fantasy, de réalisme magique ou d’urban fantasy, d’un roman d’internat dans la tradition anglaise, ou pire encore d’un Harry Potter pour adultes. Autant de caractérisations à mon avis erronées (mes excuses aux familles…) et trompeuses qui m’ont initialement détourné de sa lecture. Il m’aura fallu lire les chroniques de blogueurs éclairés (voir ci-dessous) pour accéder à la vérité et à l’envie.
Notre vie est brève,
Elle finira bientôt,
La mort vient rapidement,
Nous arrache atrocement
En n’épargnant personne !
Vita Nostra est un roman qui s’inscrit dans la tradition du roman fantastique russe, et qui surtout – surtout – présente une analyse psychanalytique approfondie, symbolique et époustouflante du passage à l’âge adulte. Le meilleur que j’ai pu lire dans le genre. Et si je devais le rapprocher d’un texte récent bien que très différent dans la forme, ce serait Les meurtres de Molly Southbourne de Tade Thompson, publié en 2019 dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’. Il ne surprendra ainsi pas que Tade Thompson et Sergueï Diatchenko soient tous deux psychiatres.
Le texte, délivré en trois parties de longueurs inégales, raconte les trois années que Sacha va passer au sein de l’Institut, de l’apprentissage qu’elle va y suivre dont le but est de « vous inculquer une représentation de la structure du monde, et plus important encore, vous expliquer votre place – celle de chacun d’entre vous – dans ce monde », et de la métamorphose qui va en découler, autant physique que psychologique. Vita Nostra est un roman intensément anxiogène qui plonge son lecteur dans l’intimité des peurs que peuvent ressentir de jeunes gens qui quittent le cocon de l’enfance pour être propulsés sans l’avoir choisi dans un monde violent dont les codes et la symbolique leur sont totalement inconnus. Ici dominent les émotions violentes, l’amour et la peur, le désir et la répulsion, l’incompréhension de son propre corps en pleine déconstruction et reconstruction, et des pulsions physiques et destructrices aussi violentes que les émotions incontrôlées qui les dirigent. L’éducation du lecteur se fait conjointement à celui de Sacha. S’il s’agit bien d’un roman d’apprentissage, nous sommes ici loin de la littérature Young Adult. Vita Nostra est un roman sombre, moralement violent, et complexe tant dans la forme que dans le fond. La tension qui s’exerce entre ces pages, sur les protagonistes de l’histoire comme sur le lecteur, ne faiblit jamais. Une fois ouvert, il est impossible de reposer ce livre, et il faut se préparer à une lecture longue, d’une traite, hors d’haleine, ou risquer d’en perdre le sommeil. Comme les étudiants de première année, il faudra longtemps au lecteur pour comprendre ce qui se cache au cœur de l’ouvrage. « Toute forme d’éducation est coercitive », le travail et les efforts demandés seront immenses avant même de savoir quel est le but.
Ainsi, s’il vous prenait l’envie étonnante, mais pourquoi pas, de lire la troisième partie du livre avant les deux premières, vous n’en comprendriez pas un mot. Car au cœur de l’apprentissage, de l’analyse psychanalytique de la métamorphose, se trouve le langage, les mots et les concepts qu’ils couvrent mais jamais n’arrivent pleinement à exprimer. Au-delà des mots, pour grandir et se réaliser, Sacha et les élèves de l’Institut vont devoir comprendre les eidos, les idées et les concepts qui définissent le monde (Les fantômes de Platon et Aristote errent dans les couloirs de l’Institut) et les définissent eux-mêmes. La puissance des mots.
« Je suis un être humain. Mais je suis un Verbe. »
Il faudra voir les dimensions supérieures des idées abstraites pour dépasser les simples projections du trait sur la feuille et accéder à la complexité du monde, de la fabrique de l’univers et des symboles, des émotions et des puissances créatrices ou destructrices qui existent en chacun sans en être l’esclave. Alors seulement Sacha pourra rejeter la peur, se laisser pousser des ailes et véritablement prendre son envol. Plus qu’adulte, il s’agit de devenir humain. Un accomplissement qui restera hors de portée de bien des adultes de ce monde.
Ce n’est là qu’une projection, l’un des aspects de ce qu’on pourra lire dans ce roman écrit en plusieurs dimensions. Je n’ai pas dit son caractère profondément russe. Je n’ai pas parlé de la multitude des personnages et de leurs interactions. Je n’ai pas invoqué la magie, car les auteurs eux-mêmes ne le font pas. Libre aux lecteurs d’y voir d’autres choses. Une fantasy, s’ils le souhaitent, pourquoi pas.
Sous la forme d’un roman d’apprentissage empruntant au fantastique, Vita Nostra est une analyse profonde et symbolique de la métamorphose qui s’opère lors du passage à l’âge adulte. Sombre, angoissant, et audacieux, Vita Nostra demande à son lecteur efforts et assiduité. C’est une réussite magistrale, un grand roman, une œuvre surprenante.