Jordan Baker est l'amie la plus proche de Daisy Fay à Louisville. La position de Jordan est particulière, ni en dedans ni en dehors de la bonne société : certes, elle est une Baker, mais c'est parce qu'Eliza, la fille de la famille, l'a rapportée du Tonkin dans ses bagages. Son charme arriverait presque à le faire oublier, mais personne ne l'oublie jamais vraiment, et c'est pourquoi elle quitte Louisville après la mort des Baker, et retrouvera à New York celle qui est devenue Daisy Buchanan après son mariage avec Tom.
Adoptée par Sigourney Howard, une amie de Mme Baker, Jordan côtoie la jeunesse dorée des années folles new-yorkaises, notamment lors des fêtes somptueuses données par le mystérieux Jay Gatsby. Elle y participe aussi en la compagnie de Nick Carraway, le cousin de Daisy, qui se trouve être un voisin de Gatsby. Celui-ci demande à Jordan de lui faire rencontrer Daisy, dont il est amoureux fou depuis des années, avant même le mariage de cette dernière. Jordan y est très réticente au départ, entre autres à cause de l'aura démoniaque qui entoure Gatsby.
La présence de démons, et de leur sang liquide, de fantômes, et d'âmes damnées apporte un piment fantastique à cette réécriture de Gatsby le magnifique. D'autre part, ce récit raconté du point de vue de Jordan Baker donne à l'histoire une extériorité, une perspective particulière, soulignée par le personnage de Khai et ses amis, découpeurs de papier professionnels, qui ont été formés à cet art que Jordan pratique d'instinct, sans savoir ce qu'elle fait. Cela replace New York dans la carte et l'histoire du monde, et relativise l'importance des personnages de la jeunesse dorée libertine et fêtarde.
L'écriture est superbe, riche, précise et fluide à la fois, servie par l'impeccable traduction de Mikaël Cabon. L'atmosphère étouffante d'un été qui semble ne jamais finir est bien rendue, et les quelques retours en arrière éclairent la relation entre Jordan et Daisy, comme entre celle-ci, Tom et Gatsby. Le thème de l'acculturation des exilés obligés de renoncer à quelque chose qu'ils n'ont en définitive jamais connu, est traité de façon crédible en arrière-plan, grâce à un personnage très ambivalent à ce propos.
En somme, c'est bien fait, et de jeunes lecteurs et lectrices réticents devant un roman perçu comme "un classique" se délecteront sans doute de cette version plus actuelle du roman de Scott Fitzgerald.