L’histoire de L'impératrice du Sel et de la Fortune commence sur les chemins entre les Collines-Chantantes, monastère des adelphes qui soumettent leur vie au récit de l’histoire du monde, et la capitale, où se rend Chih et Presque-Brillante, son oiseau compagnon, pour assister à l’éclipse et au sacrement de la nouvelle impératrice. Mais comme dans la vie, le chemin est truffé de détours et les deux archivistes se retrouvent dans une maison appelée Fortune-Prospère par ses habitantes. Le lieu se trouve près d’un lac rouge étrange, dans lequel fut envoyée In-yo, l’ancienne impératrice, lorsque l’empereur décida qu’il ne voulait plus d’elle.
Et dans cette maison, les archivistes rencontrent Lapin, ancienne servante de l’impératrice et dernière gardienne de la vérité sur sa vie.
L’Impératrice du Sel est de la Fortune est un ovni qui nous emporte dans son monde à la fois si étrange et si familier. On veut y retourner et lire le prochain chapitre, on a envie de s’asseoir à la table à côté de Chih, de se servir une tasse de thé brûlant, et d’écouter, les yeux mi-clos, le récit de Lapin qui a plus à cacher qu’elle n’y paraît.
Nhgi Vo est une autrice américaine qui développe son imaginaire et sa vision poétique de l’écriture, comme on déroule un tissu longtemps gardé au fond d’une armoire.
Voici trois raisons de lire sans attendre cette novella parue en français aux éditions l’Atalante le 19 janvier 2023.
L’Impératrice du Sel est de la Fortune est une novella, c’est-à-dire un texte entre la nouvelle et le roman. La version souple grand format dépasse à peine les 100 pages. Cependant, même en si peu de temps, l’autrice arrive à nous imprégner de cette histoire, à nous y faire entrer entièrement, et surtout, à ne pas laisser notre curiosité sur notre faim.
En effet, chaque détail, chaque morceau d’histoire semble avoir été écrit puis placé avec soin sur le papier afin d’être le plus exhaustif possible quant au récit qui nous est présenté. Lapin, la servante qui raconte l’histoire de sa maîtresse, n’oublie rien et nous présente une vie qui tranche avec celle à laquelle on revient lorsque le récit est terminé et que Chih peut poser ses questions. De son côté, l’histoire parallèle de Chih nous permet d’avoir un regard plus général sur le fonctionnement de ce monde de fantasy et de ses peuples.
Dans le respect mutuel de leurs histoires, Chih et Lapin se complètent parfaitement.
Le cadre principal du récit est calme, doux, posé. Comme un soir d’hiver à lire près du feu. Chih, Presque-Brillante et Lapin sont des personnages silencieux (mais pas fermés). Leur vie et surtout celle de Chih est rythmée par des moments d’intense concentration pendant lesquels iel écoute les hommes et les femmes qui lui racontent leur histoire. Lapin, quant à elle, a toujours vécu en retrait, dans l’ombre de l’impératrice, elle a appris à se comporter comme cela. Cependant, elle a un fort caractère derrière son sourire de circonstance ! Cette personnalité se développe au fur et à mesure de son retour dans le passé.
L’atmosphère du récit et le style de Nghi Vo paraissent doux jusqu’à ce que l’on prenne toute la mesure de la vie de l’impératrice et des épreuves qu’elle a traversées. Tout cela vu évidemment par une servante dévouée qui peut avoir un regard biaisé, mais qui a vécu la même chose, à sa manière. À travers cette « simple » histoire de vie, on comprend ce qui se passe derrière les grands moments - les complots, les guerres et les combats. Et enfin, la question de la succession qui fait, comme toujours, couler beaucoup de sang.
Conserve cette colère. Les mères révoltées élèvent des filles assez féroces pour combattre des loups.
« L’abbaye des Collines-Chantantes te le dirait, si un témoignage ne peut être parfait, il se doit au moins d’exister. Mieux vaut qu’il prenne place dans le monde plutôt qu’il n’accède à la perfection dans la seule imagination de son auteur. » (page 93)
Ami. e. s auteurs et autrices, relisez cette phrase ! une idée est toujours plus utile une fois partagée que cachée à jamais par peur d’être imparfaite.
Car en effet, L’Impératrice du Sel et de la Fortune, en plus de nous raconter une histoire de fantasy, déploie en toile de fond une réflexion sur la mémoire et la transmission des histoires. C’est d’ailleurs la vocation de Chih, sa raison de vivre. Il récolte du savoir et des éléments de vie en essayant de reconstituer le puzzle de l’histoire. Peut-être n’aura-t-iel pas le temps de tout réunir au cours de sa vie, mais la philosophie des siens n’est encore une fois pas de faire un travail parfait, mais de le faire, et d’être certain qu’un jour, dans cinq, dix, ou cent ans, la vérité sera faite, que quelqu’un d’autre prendra le relais de Chih et que les événements du présent prendront sens.
Une belle réflexion qui fait écho à la fois à l’écriture et à la vie quotidienne de tout à chacun qui finit toujours par influencer le monde d’une manière ou d’une autre.
Marie Demay