L’adelphe Chih, de l’abbaye des Collines-Chantantes, vient à la maison qui borde le lac Écarlate. Accompagnée de Presque-Brillante, sa neixin (un petit animal malicieux doué de la parole et d’une mémoire absolue), elle se rend dans cette demeure restée jusque-là interdite à toute visite. Il faut dire qu’elle a accueilli l’impératrice du Sel et de la Fortune lors de son exil.
Une impératrice bafouée
Alors qu’elle s’attendait à être seule, elle rencontre une ancienne servante de l’impératrice surnommée Lapin. L’adelphe (à ce propos, j’ai découvert grâce à ce livre le sens actuel de ce nom) va peu à peu découvrir ce qui s’est réellement déroulé durant ce séjour. Comment l’histoire s’est écrite sur les rives de ce lac aux eaux rouges. Mais, et c’est là toute l’habileté de l’auteurice, ce récit nous sera fait par petits chapitres, parfois sans lien apparent les uns avec les autres. En fait, Lapin a vécu les évènements qui ont amené cette demeure a être interdite à quiconque. Elle a vécu les secrets d’alcôve. Elle a été très proche d’une femme épousée pour la valeur de l’alliance, uniquement. Moquée à la cour dès son arrivée à cause de ses différences, parce qu’elle venait d’un autre royaume. Humiliée par son époux après lui avoir donné ce qu’il recherchait, un héritier. In-yo, la jeune impératrice, semble résignée à son sort et s’apprête à vivre isolée dans ce coin perdu du royaume. Et ce jusqu’à sa mort. Sauf que tout ne va pas se passer comme on aurait pu le croire.
Un récit sensible
Est-ce parce qu’elles sont publiées dans la même maison d’édition en France et que le deuxième volume de la série va sortir bientôt ? En tout cas, j’ai beaucoup pensé, à la lecture de L’impératrice du Sel et de la Fortune, à Un psaume pour les recyclés sauvages de Becky Chambers. Sans doute le côté feutré de la narration. Les aspérités ne sont pas gommées. Chez Nghi Vo, la mort et la cruauté sont sans cesse présentes. Mais elles ne sont pas théâtralisées, presque sacralisées comme dans d’autres œuvres où on peut avoir l’impression que l’auteur s’en délecte. Ni décrites avec force détails, pour les rendre tellement vraies qu’elles en deviennent presque illisibles, si l’on est un peu sensible. Par exemple, dans une autre série d’inspiration asiatique, Zhongguo, David Windgrove n’hésite pas à étaler la cruauté de certains de ses personnages. On peut trouver cela dommage de passer rapidement sur les horreurs, mais je pense, dans ce cas, que cela fonctionne à merveille. On n’est pas effarouché par la violence potentielle et on se laisse entraîner dans le récit. Où l’on découvre l’horreur et la cruauté. La mesquinerie et la petitesse. Sans être rebuté par des scènes trop brutales.
Une construction subtile
Et si l’on peut retenir une caractéristique de l’écriture de Nghi Vo (du moins dans cet ouvrage : je n’en ai pas lu d’autre), c’est la subtilité. D’ailleurs, rien que la construction de cette novella. Dès le deuxième chapitre, quand Chih est installé dans la maison, iel commence à faire l’inventaire des objets qu’elle contient. Et c’est de cet inventaire que l’autrice part pour raconter des épisodes de la vie de l’impératrice en ce lieu. Progressivement, par petits éléments ajoutés à petits éléments, elle va construire son histoire. À partir d’objets devant lesquels on passerait sans un regard ou presque dans un musée, elle enclenche des souvenirs narrés par Lapin et qui éclairent le passé sous un autre jour. La vérité des évènements va se construire parcelle par parcelle devant nos yeux. Et même si l’on ne connait rien de cette époque, rien de ces personnages, tout finit par apparaître, clair et limpide. En douceur, mais sans masquer l’horreur ni la trahison, la tristesse ni la douleur du devoir.
Je comprends pourquoi L’impératrice du Sel et de la Fortune a gagné le prix Hugo en 2021. Cette novella est de toute beauté. Et, par sa construction, elle révèle au lecteur son histoire de façon subtile, lui fait confiance, le prend par la main, mais sans le forcer. Poésie des objets, grâce des sentiments, force des évènements. Superbement servies par la traduction de Mikael Cabon. Une lecture à recommander, absolument. Et qui donne l’envie furieuse de lire Quand la tigresse descendit des montagnes, à paraître en mai, deuxième titre de cette série, qui en compte quatre pour l’instant.